Seulement cet automne, j'ai eu au moins trois cas de plagiat (connus!) avec l'intelligence artificielle générative en début de trimestre. Comment comprendre ceci ? Comment répondre ? La tricherie en milieu scolaire fait régulièrement la une de l'actualité, particulièrement depuis l'avènement de l'IA. Si les analyses se concentrent souvent sur les aspects technologiques ou moraux du phénomène, une perspective un peu moins explorée mérite notre attention : et si la tricherie était avant tout le symptôme d'une rupture dans la relation pédagogique ?
La dimension émotionnelle de l'apprentissage
L'apprentissage, comme toute relation significative, est profondément ancré dans l'émotion. Les recherches en sciences cognitives montrent que les émotions ne sont pas simplement des états d'âme passagers, mais des signaux importants qui influencent directement notre capacité d'apprentissage. Comme l'explique Monique Boekaerts (2010), «les émotions signalent qu'un écart par rapport à la norme préétablie a été détecté» et «ce signal doit être interprété comme la nécessité d'un changement d'attitude» (p.101).
Cette dimension émotionnelle est particulièrement visible dans la relation pédagogique. Tout comme dans une relation amoureuse, le lien qui unit l'enseignant·e et l'élève est fait d'attentes, d'espoirs et parfois de déceptions. Les recherches de Ryan et Deci (2000) ont montré que trois besoins psychologiques fondamentaux doivent être satisfaits pour qu'une relation pédagogique soit saine et motivante : le besoin d'autonomie, de compétence et de proximité sociale.
L'anatomie d'une rupture et le rôle des émotions négatives
Les motivations qui poussent un·e élève à tricher sont souvent complexes et interdépendantes. Les recherches en motivation scolaire montrent que c'est rarement un choix délibéré de malhonnêteté, mais plutôt une réponse à différentes formes de détresse. Une lourde charge cognitive peut décourager. La peur de l'échec, particulièrement intense chez la population étudiante qui a déjà vécu des expériences scolaires difficiles, peut paralyser la capacité à s'engager authentiquement dans l'apprentissage. Comme le soulignent Lieury et Fenouillet, un·e élève qui considère l'effort comme dévalorisant aura tendance à développer des stratégies d'évitement. À cela s'ajoute souvent une déconnexion profonde avec la matière enseignée : quand l'élève ne perçoit pas la valeur ou l'utilité des apprentissages proposés, la tentation de prendre des raccourcis s'accroît considérablement.
La trajectoire est similaire à celle d'une relation amoureuse qui se détériore :
D'abord, l'enthousiasme initial s'émousse face aux premières difficultés
Puis, les petits échecs non résolus créent une distance émotionnelle
Enfin, l'étudiant cherche des «solutions de facilité» pour maintenir l'apparence d'une relation qui n'existe déjà plus vraiment.
Le modèle des 5 étapes du deuil
Pour mieux comprendre ce processus émotionnel, on pourrait être tenté de faire un parallèle avec le modèle des «cinq étapes du deuil» proposé par Elisabeth Kübler-Ross. Cette psychiatre a initialement développé ce cadre en 1969 pour décrire les réactions émotionnelles des patients en phase terminale, et non comme une théorie universelle du deuil ou du changement. Comme elle l'a elle-même précisé dès 1974 dans son second ouvrage «Questions & Answers on Death and Dying», ces étapes n'étaient pas conçues comme un processus linéaire : plusieurs peuvent survenir simultanément, certaines peuvent être absentes et leur ordre n'est pas fixe.
Si ce modèle n'a pas reçu de validation scientifique formelle en tant que théorie du deuil, il offre néanmoins un vocabulaire utile pour décrire et comprendre les réactions émotionnelles face aux changements importants. Dans le contexte de l'enseignement confronté à l'IA, on peut observer des réactions qui rappellent ce processus d'adaptation.
Le déni : «Ce n'est pas possible, cet élève ne peut pas avoir triché, il ou elle était si engagé·e dans le cours...» Cette première réaction protège temporairement l'enseignant·e du choc émotionnel que représente la rupture du lien de confiance.
La colère : L'enseignant·e peut ressentir une profonde colère, non seulement envers l'élève, mais aussi envers la technologie, le système éducatif, voire lui-même : «Comment a-t-on pu me faire ça ? J'ai investi tant d'efforts pour l'aider...», «Où s'en va-t-on ? C'est une vraie déperdition !» Cette colère masque souvent un sentiment de trahison et de déception.
La négociation et le marchandage : L'enseignant·e tente de trouver des compromis : «Si je lui donne une seconde chance...», «Si je modifie mes évaluations...», «Si j'avais fait autrement...» Cette étape révèle le désir de maintenir la relation pédagogique malgré la rupture.
La dépression : Une période de questionnement profond peut survenir : «À quoi bon enseigner si les élèves peuvent tout faire faire par l'IA ?», «Quel est encore mon rôle ?» Cette phase reflète une remise en question de l'identité professionnelle.
L'acceptation : Finalement, l'enseignant·e peut atteindre une compréhension plus nuancée : «Comment puis-je transformer cette expérience en opportunité d'apprentissage pour moi ?», «Comment repenser ma pédagogie face à ces nouveaux défis ?»
Comprendre autrement la tricherie
À l'ère de l'IA, la tentation est grande de voir la technologie comme une menace pour l'intégrité académique. Mais peut-être que cette «crise» nous offre aussi l'opportunité de repenser fondamentalement notre relation pédagogique.
Cette approche s'aligne avec les récentes recherches sur la bienveillance en contexte scolaire. Comme le démontrent Shankland et ses collaborateurs (2018), la bienveillance n'est pas une simple disposition affective, mais une véritable compétence socio-émotionnelle qui comporte trois dimensions essentielles : cognitive (l'attitude de non-jugement et d'ouverture), affective (l'empathie et la compassion) et comportementale (le maintien d'un cadre adapté aux besoins des élèves). Cette perspective nous invite à dépasser l'opposition stérile entre rigueur et bienveillance pour comprendre comment ces deux aspects peuvent se renforcer mutuellement dans la construction d'une relation pédagogique authentique.
Reconstruire la relation
Face à ce constat, comment reconstruire une relation pédagogique saine ? Rolland Viau (2009) propose quelques pistes :
Premièrement, il faut reconnaître que l'erreur n'est pas une faute. «Par définition, un élève ne peut pas échouer en accomplissant une activité pédagogique, puisqu'on lui propose de la faire précisément pour qu'il apprenne ce qu'il ne maîtrise pas» (p.156). Cette perspective transforme l'erreur d'une source de honte en une opportunité d'apprentissage.
Deuxièmement, l'évaluation doit devenir un outil de dialogue plutôt qu'un instrument de jugement. «L'évaluation se résume trop souvent à relever les erreurs de l'élève, sans tenir compte des apprentissages qu'il a réalisés» (p.156). Une évaluation bienveillante peut reconstruire le pont de la confiance.
Plutôt que de voir la tricherie uniquement comme une faute morale à sanctionner, nous pourrions la considérer comme un signal d'alarme — le symptôme d'une relation pédagogique à reconstruire. Car au fond, comme dans toute relation significative, ce n'est pas la surveillance qui crée la confiance, mais la confiance qui rend la surveillance inutile.
Références :
BOEKAERTS, M. (2010). Motivation et émotion : deux piliers de l'apprentissage en classe. Dans H. Dumont, D. Istance et F. Benavides (dir.), Comment apprend-on ? La recherche au service de la pratique (p. 97-119). Éditions OCDE.
KÜBLER-ROSS, E. (1969). On Death and Dying. Macmillan.
LIEURY, A., & FENOUILLET, F. (2019). Motivation et réussite scolaire (4e éd.). Dunod.
MOREAU, Patrick (2024). «La tricherie en croissance et en mutation», Le Devoir, 14 décembre 2024. [En ligne]
RYAN, R. M., & DECI, E. L. (2000). Self-determination theory and the facilitation of intrinsic motivation, social development, and well-being. American Psychologist, 55(1), 68-78.
SHANKLAND, R., BRESSOUD, N., TESSIER, D., & GAY, P. (2018). La bienveillance : une compétence socio-émotionnelle de l'enseignant·e au service du bien-être et des apprentissages ? Questions Vives, 29.
VIAU, R. (2009). La motivation à apprendre en milieu scolaire. ERPI.
WILSON, D., & CONYERS, M. (2020). Five Big Ideas for Effective Teaching: Connecting Mind, Brain, and Education Research to Classroom Practice (2e éd.). Teachers College Press.