Comment un groupe de personnes en vient-il à adopter collectivement une perception qui peut s'écarter de la réalité objective ? Cette question fascinante, au cœur de nombreuses recherches en psychologie sociale, éclaire la façon dont les dynamiques de groupe peuvent influencer notre jugement et notre comportement individuels.
Les mécanismes du conformisme et de la pensée de groupe
Une étude a cherché à comprendre dans quelles conditions les individus résistent ou se soumettent aux pressions de groupe, particulièrement lorsque celui-ci exprime collectivement un avis contraire à l'évidence perceptive. Solomon Asch (1951), pionnier de la psychologie sociale, a ainsi mis en place un protocole où un sujet devait réaliser une tâche simple et objective : comparer la longueur d'une ligne étalon avec trois autres lignes. Le sujet était placé dans un groupe de huit personnes, mais il ignorait que les sept autres étaient des complices de l'expérimentateur, programmés pour donner unanimement des réponses manifestement erronées.
Les résultats sont frappants : face à une majorité unanime donnant une réponse visiblement fausse, 32% des réponses des sujets s'alignent sur l'erreur du groupe. Cependant, il est tout aussi remarquable que 68% des réponses restent correctes malgré cette pression sociale intense. Cette variation révèle des différences individuelles importantes : certains participants maintiennent totalement leur indépendance face au groupe, tandis que d'autres se conforment presque systématiquement. Si, comme le démontre Asch, le tiers des membres d’un groupe peut adhérer à une opinion simplement par conformisme, l’impact sur la dynamique de groupe est énorme.
Asch a identifié trois types de réactions chez les sujets qui résistent. Certains s'appuyaient avec assurance sur leur perception, maintenant fermement leur position. D'autres restaient indépendants tout en cherchant à éviter le conflit. Enfin, un troisième groupe maintenait son jugement, mais avec tension et hésitation.
Plus précisément, du côté des sujets qui se conformaient, Asch a observé trois autres mécanismes distincts : une rare distorsion réelle de la perception où le sujet finissait par voir comme le groupe, une plus fréquente distorsion du jugement où le sujet doutait de sa propre perception, puis une distorsion de l'action où le sujet, tout en maintenant intérieurement sa perception correcte, choisissait de se conformer publiquement.
Un résultat particulièrement éclairant a émergé des variations expérimentales : la présence d'un seul «allié» qui donnait la réponse correcte a réduit drastiquement le conformisme. De façon surprenante, une majorité de trois personnes unanimes s'avérait plus efficace pour induire le conformisme qu'une majorité de huit personnes comprenant un dissident. Cette découverte suggère que les effets de groupe ne sont pas une simple addition d'influences individuelles, mais dépendent beaucoup de la dynamique relationnelle, particulièrement de l'unanimité du groupe.
Cette recherche est particulièrement intéressante. Elle éclaire les mécanismes subtils par lesquels les groupes peuvent influencer la perception et le jugement des individus, tout en montrant aussi leur capacité à maintenir leur indépendance face à la pression sociale. Elle souligne notamment l'importance d'avoir ne serait-ce qu'un seul allié pour résister à la pression conformiste d'une majorité.
Mimétisme et altération du jugement
Deutsch et Gerard (1955) ont approfondi notre compréhension de ces mécanismes sociaux. Leurs expériences permettent de séparer deux formes de mimétisme social. D’abord, «le conformisme normatif — le besoin de se conformer à ce qui est ou semble être la norme d'un groupe» (Nadal dans Collins, Andler, et Tallon-Baudry, p. 128) peut expliquer pourquoi certaines idées divergentes, mais pertinentes, peuvent être systématiquement minimisées. Elles dérogent peut-être trop aux façons de faire établies. De l'autre côté, «le mimétisme informationnel» est cette tendance à suivre l'opinion majoritaire en présumant que les autres ont une meilleure information que soi. Elle pourrait par exemple expliquer pourquoi, lorsque des collègues plus anciens semblent unanimes dans leur jugement, les nouveaux venus tendent à accepter ces perspectives comme valides, présumant qu'elles reposent sur une expérience substantielle.
Ces expériences montrent que «la perception elle-même peut être affectée par l'avis des autres». Elles montrent que «lorsque le jugement personnel s'oppose à celui du groupe : il n'y a pas qu'un examen « froid » des informations disponibles pour en déduire la décision à prendre, mais aussi une réaction émotionnelle à la dissonance cognitive que provoque un conflit avec le groupe.» (Nadal dans Collins, Andler, et Tallon-Baudry, p. 128). Des études récentes en neuro-imagerie ont montré que l'avis du groupe peut littéralement modifier notre perception. Ce n'est pas simplement que nous choisissons de nous conformer — notre cerveau peut réellement altérer la façon dont nous percevons la réalité pour l'aligner avec l'opinion dominante.
La pensée divergente comme le vecteur de changement
La pensée divergente — cette capacité à percevoir des solutions non conventionnelles ou à anticiper des changements nécessaires — peut s'avérer à la fois un atout et un défi en contexte professionnel. Particulièrement dans des périodes de transformation majeure, cette forme de pensée est aussi précieuse que potentiellement dérangeante.
Ces mécanismes peuvent se manifester particulièrement dans les groupes de taille moyenne (20-30 personnes), où les dynamiques interpersonnelles sont suffisamment complexes pour créer des effets de groupe, mais assez restreintes pour maintenir une pression sociale constante. Dans un conseil d'administration, un comité, une équipe de travail ou un département, on peut observer comment une opinion devient progressivement dominante, non pas nécessairement par sa pertinence, mais par les mécanismes de conformisme social.
Parfois le contraste entre la réception externe et interne de certaines idées n'est pas tant une question de qualité ou de pertinence qu'une manifestation de puissants mécanismes sociaux et cognitifs. À l'extérieur, sans la pression du groupe, les individus peuvent évaluer certaines idées sur leur mérite propre. En interne, les dynamiques de conformisme créent un filtre qui déforme systématiquement cette évaluation et présente la divergence comme une menace à l’ordre du groupe. Bref, ce n'est pas tant que des membres d’un groupe choisissent consciemment d'ignorer certaines idées ou perspectives — les dynamiques de groupe peuvent avoir littéralement altéré leur capacité à les percevoir objectivement.
La défense du «territoire intellectuel» ou professionnel face aux idées nouvelles est quelque chose de connu dans la résistance au changement organisationnel. Ce phénomène, que l'on pourrait appeler la «territorialité cognitive» repose sur différents biais cognitifs.
Les mécanismes de perpétuation des biais collectifs
Kahneman (2012) a remis en cause la «vision trop rationnelle et logique de l'intelligence, en démontrant que nos jugements et décisions sont le plus souvent dominés par des heuristiques intuitives, très rapides, fondées sur des biais cognitifs erronés» (Houdé, p. 8). «Dans le cerveau, une heuristique est une stratégie très rapide, très efficace [...] qui marche très bien, très souvent mais pas toujours, à la différence de l'algorithme exact, plus lent et réfléchi» (Houdé, p. 18).
Trois de ces biais, en particulier, peuvent interagir pour créer ce qu'on pourrait appeler un «verrouillage cognitif» particulièrement puissant dans les dynamiques de groupe.
L'effet de halo crée d'abord un filtre perceptif qui influence l'interprétation de toute nouvelle information. Une fois qu'une impression générale est établie au sein du groupe, elle peut teinter systématiquement l'évaluation des nouvelles idées. Ce filtre initial est ensuite renforcé par le biais de confirmation, qui pousse le groupe à ne retenir que les informations confirmant cette première impression, tandis que les éléments contradictoires sont minimisés ou ignorés. La prophétie auto-réalisatrice, concept développé par Merton (1948), vient compléter ce cycle en montrant comment ces attentes collectives influencent activement les interactions de manière à confirmer ces mêmes attentes : les membres du groupe, conditionnés par leurs biais initiaux, adoptent des comportements qui provoquent en retour des réactions défensives, renforçant ainsi leur conviction initiale.
L'interaction de ces trois mécanismes crée une situation où les biais se perpétuent et se renforcent mutuellement, indépendamment de leur validité initiale. Cette dynamique est particulièrement difficile à briser car elle s'auto-alimente : chaque nouvelle interaction avec une pensée divergente est interprétée à travers le prisme des attentes existantes, créant un cercle vicieux qui peut persister même face à des preuves contraires. Ce verrouillage cognitif explique pourquoi certaines idées, perspectives ou alternatives peuvent être systématiquement ignorées.
Ceci soulève des questions fondamentales sur la façon dont les groupes gèrent la différence. Comment maintenir un équilibre entre la cohésion nécessaire d'une équipe et l'apport créatif de perspectives divergentes ? Comment créer des espaces où l'innovation peut émerger sans être immédiatement étouffée par les mécanismes de conformisme que nous avons explorés précédemment ?
Tension, résistance et exclusion : vers une écologie de la pensée divergente
La disruption technologique actuelle, particulièrement l'émergence de l'intelligence artificielle, illustre très bien cette dynamique. Elle crée une tension palpable dans de nombreux milieux professionnels (en santé ou en éducation par exemple), tension qui ne reflète pas simplement une résistance au changement technologique, mais révèle des oppositions plus profondes dans notre façon d'envisager la transformation des pratiques. Plus ces impacts potentiels deviennent évidents, plus les réactions défensives s'intensifient, renforçant les mécanismes de conformisme et de résistance collective que nous avons décrits.
Par exemple, deux approches s'affrontent présentement face à l'arrivée de l'IA en éducation. La première, plus défensive, cherche des solutions techniques pour préserver les pratiques existantes : logiciels de détection du plagiat, restrictions d'accès aux outils d'IA — voire à l'internet, surveillance accrue des productions étudiantes (LanSchool). La seconde, plus transformative, propose de repenser fondamentalement les pratiques pédagogiques : redéfinition des objectifs d'apprentissage, développement de nouvelles approches d'évaluation, intégration réfléchie des outils technologiques (Anctil, 2023). Ce qui rend particulièrement complexe la gestion du changement, c'est que la résistance n'est pas toujours ce qu'elle paraît. Parfois, plus une transformation semble inévitable, plus elle peut susciter des mécanismes de défense qui sont forts.
L'exclusion de la pensée divergente ne prend généralement pas des formes explicites. Elle se manifeste plutôt par une accumulation de micro-comportements à l’égard d’un individu : conversations qui s'arrêtent à son arrivée, absence de réponse à des courriels, absence ou retrait d'invitation aux réunions, minimisation systématique des contributions, réinterprétation des propositions divergentes comme des lubies personnelles, ou simple résistance passive à toute initiative de changement. Ces dynamiques peuvent même s'auto-renforcer : face à cette exclusion à la fois subtile et systémique, un individu peut progressivement se replier sur lui-même ou réagir plus vivement, comportements qui seront alors interprétés par le groupe comme une confirmation du bien-fondé de son exclusion.
Or, l'enjeu n'est pas simplement de protéger la pensée divergente face aux mécanismes du conformisme social, mais de préserver les espaces nécessaires à l'innovation. Cette «écologie de la pensée divergente» ne vise pas à imposer le changement, mais à créer les conditions où l'innovation peut émerger naturellement.
Créer les conditions d'une évolution collective
Les expériences d'Asch et les travaux ultérieurs en psychologie sociale nous rappellent une leçon essentielle : la présence d'un seul allié peut suffire à maintenir notre capacité de jugement face à une majorité unanime. Dans cette perspective, le développement de réseaux de soutien et d'échange entre innovateurs pédagogiques (comme par exemple des communautés de pratique) pourrait constituer un antidote précieux aux pressions conformistes locales. Ces communautés peuvent permettre non seulement de valider mutuellement des perceptions et des pratiques alternatives, mais aussi de construire collectivement les innovations nécessaires pour faire face aux défis de l'ère numérique.
Cela implique de créer des espaces protégés pour l'innovation, où les individus peuvent expérimenter sans crainte du jugement ou de l’exclusion. On peut ainsi développer des mécanismes de reconnaissance et de valorisation des pratiques alternatives ou originales et mettre en place des dispositifs de documentation et de partage des expérimentations réussies. L'important est de cultiver une culture institutionnelle qui valorise la diversité des approches.
En bout de ligne, la question n'est peut-être plus de savoir comment protéger la pensée divergente des pressions conformistes, mais comment créer les conditions d'une évolution collective qui préserve à la fois la cohésion nécessaire des institutions et leur capacité d'innovation. C'est sans doute dans cet équilibre subtil entre stabilité et renouvellement que réside la clé d'une transformation à la hauteur des défis contemporains.
Références
Anctil, D. (2023). L'éducation supérieure à l'ère de l'IA générative. Pédagogie collégiale, 36 (3), 66-76. [En ligne]
Asch, S. E. (1951). Influence interpersonnelle : Les effets de la pression de groupe sur la modification et la distorsion des jugements. Dans C. Faucheux & S. Moscovici (Dir.), Psychologie sociale théorique et expérimentale (P. Nève, Trad., pp. 235-245). Mouton. (Ouvrage original publié en 1951) [En ligne]
Boucher, J.-P. (2023). ChatGPT : la riposte doit être pédagogique. Pédagogie collégiale, 36 (3), 77-82. [En ligne]
Collins, A., Andler, D. et Tallon-Baudry, C. (2018). La cognition : Du neurone à la société. Gallimard.
Deutsch, M. et Gerard, H. B. (1955). A study of normative and informational social influences upon individual judgment. The Journal of Abnormal and Social Psychology, 51 (3), 629-636.
hooks, b. (2019). Apprendre à transgresser : L'éducation comme pratique de la liberté (M. Cornillot, Trad.). Éditions Syllepse. (Ouvrage original publié en 1994)
Houdé, O. (2022). Apprendre à résister : Pour combattre les biais cognitifs (Éd. augmentée). Flammarion.
Kahneman, D. (2012). Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée (R. Clarinard, Trad.). Flammarion. (Ouvrage original publié en 2011)
Merton, R. K. (1948). The self-fulfilling prophecy. The Antioch Review, 8(2), 193-210. [En ligne]
Rosenthal, R. (1966). Experimenter effects in behavioral research. Appleton-Century-Crofts. [En ligne]