# 41 | Penser autrement nos organisations
Miser sur la motivation, le sentiment de compétence et la proximité sociale
Il y a cinquante ans, la permaculture naissait en Australie d'une intuition très féconde : observer la nature pour concevoir des systèmes durables. Aujourd'hui, nos organisations s'épuisent dans la complexité bureaucratique et les logiques de contrôle. Et si cette sagesse écologique, appliquée aux communautés humaines, permettait de régénérer nos établissements en cultivant ce qui fait leur véritable richesse : la motivation, le sentiment de compétence et la proximité sociale ?
L'émergence de la pensée systémique
Catalysé par une prise de conscience des limites planétaires et de l'épuisement du modèle industriel dominant, les années 1970 marquent un tournant majeur dans la pensée occidentale. En effet, le rapport Meadows sur «Les limites à la croissance» (1972) révèle assez brutalement que «la fin de la croissance peut prendre différentes formes», dont celui de l'effondrement, et qu'il «faut donc chercher à changer la structure du système» (Meadows, Les limites à la croissance, p. 15, pp. 337-338) si on ne veut pas aboutir à cette fin tragique située autour de 2030. La grande crise systémique qui se pointe à travers les simulations – à la fois écologique, énergétique et sociale – ouvre un espace inédit pour repenser fondamentalement nos modèles d'organisation et d'action.
Dès lors émerge une constellation de penseurs de tous les horizons qui, sans se concerter, développent des approches convergentes autour de la complexité, de l'interdisciplinarité et de la pensée systémique. Ces travaux – d'Edgar Morin à Ilya Prigogine – partagent une même intuition : face à la crise civilisationnelle, il faut dépasser le «réductionnisme» analytique de la science (D. Meadows, p. 23) pour pleinement embrasser la complexité du vivant et développer de nouveaux outils de compréhension et d'action. La permaculture, élaborée simultanément par Bill Mollison et David Holmgren entre 1974 et 1978, s'inscrit dans cette effervescence intellectuelle. Son originalité : elle propose une synthèse entre écologie systémique et design social.
La permaculture : ses origines et son cadre conceptuel
La permaculture échappe aux catégories traditionnelles parce qu'elle opère sur plusieurs registres à la fois. Sa nature multidimensionnelle constitue d'ailleurs à la fois sa richesse et la source de certaines incompréhensions.
C'est sa capacité à être à la fois très concrète et très conceptuelle qui lui permet de migrer vers d'autres domaines d'application. Elle n'est ni une simple technique agricole, ni une philosophie abstraite, mais bien un «système de pensée-action» qui articule à la fois éthique, méthode et vision sociale. Comme nous le verrons ici, on peut légitimement l'appliquer aux organisations.
D'abord, comme méthode de conception, la permaculture offre un ensemble d'outils concrets : les 12 principes de Holmgren (2002), les techniques d'observation systémique, les zonages, l'analyse des flux énergétiques. Ensuite, comme philosophie, la permaculture porte une vision éthique du monde qui refuse la séparation nature/culture. Comme mouvement social, elle s'incarne dans une communauté internationale de praticiens, des réseaux associatifs, des formations certifiantes et constitue un véritable fait culturel en expansion depuis 50 ans. Enfin, comme science appliquée, elle puise dans l'écologie des systèmes, la thermodynamique, la géographie et l'anthropologie, pour construire un vaste ensemble de connaissances transdisciplinaire. D'abord appliquée à l'agriculture, elle constitue un cadre méthodologique tout à fait applicable à des projets très variés.
Les fondateurs ont combiné l'expérience pratique de Mollison – biologiste et professeur à l'Université de Tasmanie (Australie) – avec la formation en conception environnementale de Holmgren, fortement influencée par l'écologie systémique d'H.T. Odum. La collaboration intensive de Mollisson et Holmgren a donné naissance à un cadre théorique fondé sur trois éthiques fondamentales – prendre soin de la terre, prendre soin des personnes, partager équitablement – et structuré autour de douze principes de conception systématisés par Holmgren en 2002.
Ces principes – depuis «Observer et interagir» jusqu'à «Utiliser créativement le changement et y répondre» – incarnent une application pratique de la pensée systémique. Ces principes intègrent explicitement les concepts de boucles de rétroaction, de flux énergétiques et de facteurs limitants à travers une approche globale qui considère les paysages et communautés comme des réseaux interconnectés.
La permaculture partage une parenté conceptuelle forte avec l'économie circulaire à travers son principe «Ne pas produire de déchets» qui traite les déchets comme des ressources mal placées, et avec l'écologie des systèmes par son accent sur les patterns naturels, les effets de bordure, et la diversité fonctionnelle. Cette convergence fait de la permaculture un pont théorique et pratique unique entre la science écologique, la pensée systémique et les défis contemporains de développement durable. Elle offre une méthodologie de conception applicable à bien des échelles.
L'épuisement du modèle hiérarchique : la thermodynamique sociale
L'anthropologue américain Joseph Tainter (1988) a formulé une loi fondamentale des organisations humaines : «Les sociétés humaines et les organisations politiques, comme tous les systèmes vivants, sont maintenus par un flux d'énergie. De l'unité familiale la plus simple à la hiérarchie régionale la plus complexe, les institutions et les interactions modélisées qui composent une société humaine dépendent de l'énergie» (p. 107). Cette dépendance énergétique n'est pas linéaire : «Non seulement un flux d'énergie est nécessaire pour maintenir un système socio-politique, mais la quantité d'énergie doit être suffisante par rapport à la complexité de ce système» (p. 107).
Dit autrement, «toute activité humaine, a fortiori toute activité économique, se traduit par une consommation énergétique ou, plus précisément, par une dégradation de l'énergie d'une forme dite “libre” vers une forme dite “dégradée”, la chaleur. L'efficacité énergétique de l'économie mesure la capacité à transformer l'énergie en biens et services.» (Caminel, 2019, p. 98)
Tainter est surtout connu pour avoir théorisé l'effondrement de la société complexe à partir de cette vision énergétique. Il structure sa compréhension de l'effondrement autour de quatre principes fondamentaux : «les sociétés humaines sont des organisations faites pour résoudre les problèmes ; les systèmes socio-politiques ont besoin d'énergie pour se maintenir ; la complexité accrue porte en elle des coûts accrus par habitant ; et l'investissement dans la complexité socio-politique, en tant que réponse à la résolution de problèmes, atteint souvent un point de rendements marginaux décroissants» (p. 222-223).
Au cœur de la théorie de Tainter se trouve cette observation cruciale qu'à un certain point dans l'évolution d'une société, «l'investissement constant dans la complexité en tant que stratégie de résolution des problèmes produit un rendement marginal décroissant» (p. 140). Voilà comment ça fonctionne : au début, investir dans une solution est facile et efficace. On commence par les solutions simples et évidentes. Mais au fur et à mesure que les choses deviennent plus difficiles, on doit investir davantage dans des solutions plus complexes. Pour le chercheur, l'effondrement est «un processus de déclin de la complexité.» Ce dernier «se produit à chaque fois que la complexité établie décline rapidement, nettement et sensiblement» (Tainter, p. 35).
Cette grille d'analyse éclaire assez crûment nos organisations complexes : elles accumulent la complexité (procédures, contrôles, hiérarchies) tout en voyant leurs «rendements» (bien-être, intelligence, efficacité) stagner ou décliner. La vision de Tainter suggère que sans une transformation structurelle profonde, nos systèmes risquent de s'épuiser dans leur propre complexité bureaucratique. Or comment se traduit cette «régulation» de l'énergie au sein d'une système organisationnel ?
La complexité des milieux éducatifs
L'objectif de toute organisation humaine est l'épanouissement de ceux qui la composent. Dans un milieu éducatif, on peut comprendre qu'il s'agit non seulement du développement chez ses membres de leur plein potentiel (intellectuel, artistique, etc.), mais aussi la satisfaction de leurs besoins : leur autonomie, leur compétence, leur sentiment d'appartement qui participent tous trois à leur bien-être émergent. Tout objectif extrinsèque (par exemple produire de plus en plus de diplômés) est plus ou moins déconnecté de cette dimension humaine. Quand les institutions éducatives perdent de vue leur vocation première – l'épanouissement des communautés qui les habitent –, elles deviennent des mécaniques artificielles et stériles.
David Holmgren va dans le même sens que l'anthropologue et historien américain. Il nous rappelle que «les études menées sur les systèmes humains indiquent que la mise en place et l'entretien de structure gouvernementales, économiques, éducatives et culturelles obéit aux mêmes lois de l'énergie que les écosystèmes naturels» (Permaculture, p. 147). Cette perspective ouvre la possibilité de repenser nos organisations éducatives comme des écosystèmes vivants, régis par les principes qui permettent aux systèmes naturels de prospérer durablement.
L'urgence de cette transformation ne fait plus de doute : «Notre gouvernance, notre économie et notre culture (cela concerne aussi l'art et le mythe) doivent rapidement évoluer si nous voulons nous adapter à la descente énergétique» qui vient (Holmgren, p. 148). L'école n'échappe évidemment pas à cette nécessaire mutation.
Observer et interagir : dépasser la planification stratégique
Le premier principe permaculturel nous invite à une transformation majeure dans notre approche organisationnelle. Nos établissements collégiaux s'investissent dans des plans stratégiques quinquennaux qui sont presque militaires. L'analyse SWOT traditionnelle représente parfaitement ceci : cette approche descendante et mécaniste tente de «programmer» la stratégie plutôt que de développer une veille collaborative et intelligente. L'analyse SWOT (FFOM en français) se concentre sur les facteurs internes (forces et faiblesses de l'organisation) et sur les facteurs externes (opportunités et menaces de l'environnement). Dans mon cégep en tout cas, elle a par le passé abouti à des résultats de façade qui vantaient la «dimension humaine» de l'institution dans des discours... sans âme.
Edgar Morin nous éclaire sur ce fait : nos organisations fonctionnent trop souvent comme des «programmes prédéterminés qu'il suffit d'appliquer» (Introduction à la pensée complexe, p. 106), ignorant la complexité du terrain. Cette logique sépare ceux qui décident de ceux qui agissent et impose des solutions uniformes à des situations diverses. Pour Morin, «moins une pensée sera mutilante, moins elle mutilera les humains» (p. 111) – et nos approches descendantes mutilent effectivement l'intelligence collective. Ce qui est important ici, c'est que la permaculture nous enseigne une tout autre voie : observer comment fonctionne la nature. Elle ne fonctionne ni par plans ni par programmes. Elle fonctionne spontanément, au coeur de l'ordre et du chaos.
Une alternative plus féconde consisterait à développer ce qu'on pourrait appeler une «veille organique» : être en mode veille constamment, prendre le temps d'observer, d'étudier, de poser des questions, d'interroger les gens, de lire, de prendre connaissance des mouvements locaux et globaux, de partager avec les autres, d'échanger. Cette approche collaborative de l'observation transforme assez radicalement la gouvernance d'un établissement : au lieu de décisions prises en cercle restreint, puis imposées d'en haut, des choix collectifs émergent, issus d'une compréhension partagée des enjeux.
Or, cette intelligence collective ne se décrète pas d'un coup. Elle se cultive. Elle nécessite du temps. Elle nécessite des espaces dédiés, des outils collaboratifs, et surtout une transformation culturelle : accepter que la connaissance pertinente pour guider l'action collective ne réside pas uniquement «en haut» de la hiérarchie, mais bien dans l'expérience quotidienne de tous les acteurs et actrices de la communauté éducative. Il y a là un principe de maturité collective sur lequel il faudra bien revenir un de ces quatre…
Capter et stocker l'énergie : l'intelligence collective comme résultat émergent
Le deuxième principe permaculturel révèle peut-être la plus grande aberration de nos systèmes actuels : leur tendance à épuiser les ressources qu'ils sont censés cultiver. Notre culture extractive finit par appauvrir à la fois le monde et les sols. Elle finit par épuiser à la fois la terre et les humains. Au contraire, il faut laisser le sol et le monde dans un meilleur état qu'avant, l'enrichir, le nourrir, lui permettre de se structurer de façon durable afin de ne pas l'épuiser, le détruire et le perdre.
Ici la métaphore agricole éclaire la réalité de nombreux établissements : combien d'enseignants, d'élèves, de personnels administratifs en ressortent chaque jour plus épuisés et usés qu'ils n'y sont entrés ? Combien de réunions, de procédures, d'examens, de cours, de contrôles drainent l'énergie collective sans rien produire d’intelligent en retour ?
La permaculture organisationnelle nous invite à une approche différente : l'énergie est intimement liée au bien-être, au plaisir et à la motivation. Il faut donc créer des occasions de joie. Laisser les gens qui ont du plaisir et de la motivation en avoir, créer des projets rassembleurs, inspirants, faire appel à la créativité, aux connaissances des gens, mettre les gens en contact les uns avec les autres, être festif, célébrer.
Cette approche n'est pas du «management bienveillant» cosmétique, mais bien une approche énergétique fondamentale. La peur et la méfiance engendrent le contrôle et la souffrance, or toute méfiance est une ressource mal utilisée : la méfiance se traduit par le besoin de contrôle et celui-ci se manifeste par la reddition de compte, par la bureaucratie, par la hiérarchie. Un établissement qui réussit à maintenir ses flux d'énergie sans souffrance et mal-être devient un écosystème régénératif, capable de prospérer même dans des contextes difficiles.
Dans nos établissements, l'épuisement se mesure concrètement. Les congés maladie à répétition, les burn-out, les absences, les conflits récurrents, la multiplication des réunions «de crise» syndicales révèlent une organisation qui consomme plus d'énergie qu'elle n'en produit. Ça ne peut pas durer. Ces dysfonctionnements ont un fort coût énergétique : remplacements, reprises, procédures disciplinaires, roulement du personnel, abandons, décrochage. À l'inverse, les équipes qui fonctionnent en «tribus» autour de projets axés sur le bien commun pourraient afficher moins d'arrêts de maladie, plus de créativité collective et des synergies mesurables.
Le bien-être des humains serait-il la meilleure motivation et source d'énergie que l'on puisse trouver ?
Comment faire ? On peut imaginer qu'il s'agit de créer et favoriser une culture de «tribus» : des unités autonomes, capables de générer et gérer leur propre motivation et leur propre créativité. Une tribu est un mode de fonctionnement optimal pour un groupe de travail créatif, soit un groupe auto-organisé de 8 personnes maximum unies par des affinités, expertises ou projets communs qui leur «tiennent à cœur». Cette taille optimale permet des liens interpersonnels directs et une prise de décision fluide dans un fonctionnement démocratique sans hiérarchie fixe, privilégiant les rôles distribués et tournants ainsi que l'auto-régulation sur le contrôle externe.
Contrairement aux structures bureaucratiques qui «dissipent l'énergie» en luttes de pouvoir et procédures de contrôle, la tribu optimise l'énergie collective par la complémentarité des compétences et l'émulation positive. Elle transforme les tensions organisationnelles stériles en tensions créatives fécondes : autonomie, motivation, proximité font émerger une intelligence collective efficace. Comme les écosystèmes matures décrits par Holmgren, elle privilégie la coopération sur la compétition pour optimiser l'efficacité de l'ensemble, valorisant autant le processus de transformation collective que les résultats concrets obtenus.
Cette transformation passe par une attention constante aux conditions qui permettent l'épanouissement humain : reconnaissance, autonomie, sens partagé, beauté des espaces, qualité des relations.
Autorégulation et autonomie : dépasser la logique de contrôle
Je pense que le principe d'autorégulation est peut-être le défi le plus radical tant il questionne les fondements mêmes de l'autorité hiérarchique traditionnelle. Il s'agit de faire en sorte que les groupes soient autonomes, qu'ils s'autorégulent, accepter de ne pas tout contrôler, développer l'intelligence collective, être à l'écoute de ce que les gens vivent, comprendre la dynamique des émotions. N'est-ce pas la même chose en classe ?
Ce cercle vicieux des hiérarchies unidirectionnelles transforme les relations en systèmes de surveillance permanente, où l'essentiel de l'énergie se dissipe dans des mécanismes de contrôle. L'alternative proposée par la permaculture organisationnelle s'appuie sur le principe de réciprocité : faire confiance aux gens, laisser une latitude décisionnelle, accepter que les choses sont impermanentes et sans cesse en mouvement, réduire les politiques et les procédures, réduire les moyens de contrôle, réduire l'emprise des égos. On peut aboutir à un principe de subsidiarité bien plus fécond.
Cette transformation de «l'égo-système» ne signifie pas l'absence de règles, mais bien leur émergence depuis la base : plutôt que d'imposer des mandats descendants, il s'agit de procéder par sollicitation. Cette approche développe la responsabilité collective : quand les acteurs participent à l'élaboration des règles qui les gouvernent, ils en deviennent naturellement les gardiens. En développant l'autorégulation, les communautés éducatives se donnent les moyens de résister aux logiques externes de contrôle et de standardisation. Nous faisons la même chose en classe quand nous développons la métacognition des élèves.
Je crois que cette autonomie collective constitue un véritable apprentissage démocratique : elle forme des citoyens capables de participer activement à la gouvernance de leurs communautés. Cette compétence est essentielle dans un monde en transformation rapide.
Intégrer plutôt que ségréguer : vers des organisations en réseaux
Le principe d'intégration questionne frontalement l'organisation cloisonnée de nos établissements (en secteur, départements, programmes disciplinaires). Il s'agit d'établir des liens entre les secteurs et les intervenants, entre les disciplines et les départements, utiliser des méthodes de travail collaboratif, ne pas imposer à une majorité des comportements ou des décisions prises en assemblées générales par une minorité de personnes. C'est vraiment tout un défi : celui de notre propre maturité comme communauté.
«Dans la nature», écrit Holmgren, «la compétition tend à régir les systèmes qui sont immatures et qui se développent rapidement dans un contexte de surplus d'énergie; les écosystèmes matures, en revanche, dans lesquels l'énergie disponible ou excédentaire est rare, s'appuient davantage sur des relations mutualistes et symbiotiques» (p. 372).
Isabelle Delannoy propose une vision similaire avec l'économie symbiotique, où «à la culture du chef, cette économie substitue la culture du jardinier» (L'économie symbiotique, p. 96). Cette métaphore est particulièrement éclairante pour nous : là où le directeur ou la directrice impose sa volonté de l'extérieur, le jardinier crée les conditions pour que chaque élément du système puisse exprimer son potentiel en synergie avec les autres.
L'application pratique de ce principe passe par une règle simple mais transformatrice : au sein de l'écosystème, chaque personne doit avoir plusieurs fonctions et chaque fonction doit être faite par plusieurs personnes. Loin d'être une redondance ou un gaspillage, cela constitue au contraire la base de toute résilience : quand chacun participe à plusieurs dynamiques et que chaque fonction vitale est portée par plusieurs personnes, la communauté devient capable de s'adapter aux changements et de surmonter les crises.
Cette organisation en réseau est un système où les connexions sont multiples et croisées. L'information circule dans toutes les directions et les décisions émergent de l'interaction entre les nœuds. Chaque élément peut être relié à plusieurs autres.
Cette approche dépasse largement la démocratie représentative et permet d'explorer de nouvelles formes de gouvernance : par cellules mises en réseau par exemple, par fédération. Ces organisations permettent une circulation fluide de l'information et des décisions, évitant les goulots d'étranglement centralisateurs qui paralysent souvent l'action collective.
Solutions lentes et à petite échelle : la stratégie des «petits pas»
Le dernier principe abordé ici constitue peut-être la clé pratique de toute cette transformation organisationnelle afin qu'elle soit durable. Holmgren nous rappelle que «les systèmes doivent être conçus de manière à fonctionner à l'échelle la plus petite possible, tout en restant pratiques et sobres en énergie» (p. 396). Cette approche s'oppose radicalement aux logiques «top-down» qui caractérisent les politiques hiérarchiques. Les tentatives de transformation massive par le «haut» échouent généralement parce qu'elles négligent la complexité des écosystèmes humains et la nécessité d'une appropriation progressive.
La transformation s'appuie sur la créativité plutôt que sur les procédures : créer des tribus, pas des comités de travail, créer des ruches, ne pas tout baser sur des politiques ou des procédures de gestion, mais sur la créativité de petits groupes associés à des petits projets concrets qui leur tiennent à cœur. Cette approche génère une énergie d'autant plus durable qu'elle naît de la motivation intrinsèque des acteurs. Vaut mieux commencer tout seul, puis à deux, puis à quatre, puis créer une tribu de huit. Cette approche respecte les rythmes humains d'appropriation et de confiance mutuelle.
La transformation est plus importante, le processus est plus important que le résultat. Cette philosophie libère l'action collective de l'obsession de la performance immédiate pour privilégier l'apprentissage continu et l'évolution progressive des pratiques. L'auto-observation pourrait-elle être la démocratie en action ?
Vers une écologie organisationnelle
Le psychologue et chercheur Robert Sternberg nous rappelle que «ce dont nous avons besoin maintenant, c'est du type d'intelligence qui nous permettra de nous adapter à un environnement très différent de tout ce que l'humanité a connu dans son histoire» (Adaptive Intelligence, p. 3). Cette intelligence adaptative entre en résonance directe avec l'approche permaculturelle : «Pour être adaptativement intelligent, on doit regarder non seulement le court terme, mais aussi le long termes» (Sternberg, p. 6).
En apprenant à s'autogouverner de manière collaborative et résiliente, les écosystèmes éducatifs ne se contentent pas d'améliorer leur fonctionnement. Ils forment des citoyens capables de participer activement à la construction démocratique d'un monde en transformation permanente. «La mission de l'éducation devrait être d'inspirer nos étudiants à devenir des penseurs indépendants et mentalement agiles, ayant constamment pratiqué l'art du scepticisme et étant capables de changer quand ils apprennent de nouvelles choses» (Bowen, p. 19). Bowen ajoute qu' «Être “intelligent” ne consiste pas à savoir beaucoup de choses, mais à pouvoir changer d'avis et réévaluer de vieilles idées face à de nouvelles» (p. 16).
Face à «l'épuisement», je crois que la permaculture organisationnelle ouvre des voies créatives et soutenables pour former des citoyens adaptés aux défis du XXIe siècle. Les «écoles du futur» ne sont peut-être pas des utopies lointaines, mais bien les classes d'aujourd'hui qui expérimentent déjà ces principes. Ce sont des laboratoires pédagogiques qui dessinent les contours d'une éducation capable de répondre aux défis d'aujourd'hui et de demain.
Modalité éditoriale : H⇄IA:Ce
Références
Bowen, J. A. (2018). Teaching change: How to develop independent thinkers using relationships, resilience, and reflection. Johns Hopkins University Press.
Caminel, T. (2019). L'impossible découplage entre énergie et croissance. Dans A. Sinaï (Dir.), Économie de l'après-croissance (pp. 98-119). Presses de Sciences Po.
Delannoy, I. (2017). L'économie symbiotique : Régénérer la planète, l'économie et la société. Actes Sud.
Holmgren, D. (2002). Permaculture. Rue de l’échiquier.
Meadows, D. H., Meadows, D. L., Randers, J., & Behrens III, W. W. (1972). Les limites à la croissance. Rue de l’échiquier. [Titre original : The Limits to Growth]
Meadows, D. H. (2023). Pour une pensée systémique. Rue de l'Échiquier. (Ouvrage original publié en 2008)
Morin, E. (2005). Introduction à la pensée complexe. Seuil.
Sinaï, A. (Dir.). (2019). Gouverner la décroissance : Politiques de l'Anthropocène III. Presses de Sciences Po.
Sternberg, R. J. (2021). Adaptive intelligence: Surviving and thriving in times of uncertainty. Cambridge University Press.
Tainter, J. A. (1988). L'effondrement des sociétés complexes. Le Retour aux Sources. [Titre original : The Collapse of Complex Societies]