À Drummondville, comme dans plusieurs autres régions du Québec, les statistiques sont frappantes : on compte 14 écoles sur 35 avec un indice de milieu socio-économique (IMSE) de 8 ou plus sur une échelle de 10. La moyenne est de 7,2 dans la région. C’est dire que 40% des écoles primaires et secondaires sont en milieux défavorisés. Cette situation régionale se reflète dans notre institution collégiale.
En effet, l'analyse des données révèle une surreprésentation marquée des étudiants de première génération au cégep (EPGC) dans les cours hors-séquence en littérature. Alors que ces derniers constituent environ 30% de la population étudiante générale du Cégep de Drummondville, ils représentent 56% des étudiants inscrits dans les groupes de français hors-séquence. Cette surreprésentation est encore plus prononcée dans le sous-groupe des étudiants issus du cours de renforcement, où la proportion d'EPGC atteint 60%.

Ceci peut s'expliquer par la convergence de plusieurs facteurs systémiques et socioculturels. D'abord, le capital culturel et scolaire familial, moins aligné sur les attentes de l'enseignement supérieur, limite potentiellement l'exposition précoce aux pratiques de littératie. Dans notre région du Centre-du-Québec, près de 65% de la population n'a pas complété d'études collégiales. La situation se complexifie davantage pour les EPGC issus de l'immigration, nombreux dans nos groupes, qui doivent non seulement s'approprier les codes culturels et académiques québécois, mais parfois aussi composer avec des variations linguistiques significatives, même lorsque le français est leur langue première. À ces défis s'ajoutent des facteurs psychosociaux comme l'absence de modèles familiaux ayant navigué dans l'enseignement supérieur, ce qui peut affecter le sentiment d'efficacité personnelle et augmenter l'anxiété face aux études collégiales.
Le poids des inégalités scolaires
Les étudiants de première génération au cégep font face à des défis particuliers : moins de soutien parental pour leurs études, risque accru d'interruption du parcours scolaire, sentiment d'appartenance plus faible au milieu académique et importance accordée à l'emploi parallèlement aux études (Bonin, 2015).
On estime qu’«environ un tiers des enfants ne sont pas préparés à l'entrée à l'école puisqu'ils présentent des lacunes dans des domaines associés à la réussite éducative» (Mousseau, p.4).
Ces données statistiques ne sont pas que des chiffres : elles révèlent des mécanismes profonds de reproduction sociale que Pierre Bourdieu a minutieusement analysés. En effet, cette situation, loin d'être le fruit du hasard.
Cette situation relève de ce que Bourdieu nommait la «violence symbolique» du système éducatif. Comme l'explique Braz (2011), l'école opère «une opération de tri qui permet de maintenir l'ordre social préexistant, en favorisant et séparant les détenteurs de capital culturel hérité de ceux qui en sont dépourvus» (p.20). Cette violence symbolique s'exerce de façon particulièrement efficace, car elle ne se présente jamais comme telle — elle apparaît comme un discours légitime qui établit des normes, alors qu'il s'agit en réalité d'un arbitraire culturel.

La relation étroite entre scolarité maternelle et développement langagier de l'enfant, mise en évidence par les recherches récentes (Mousseau, 2018), prend un sens particulier à la lumière des analyses de Bourdieu. En effet, comme l'explique Braz, «chaque agent social hérite, par son entourage familial et le groupe social auquel il appartient, d'un capital linguistique et de schèmes de pensée. L'apprentissage de la langue [...] s'accomplit, dans un premier temps, à partir des échanges au sein d'une famille qui elle-même occupe une position particulière dans l'espace social» (Braz, 2013, p.157).
Cette dimension langagière est très importante, car elle conditionne l'ensemble du parcours scolaire. Comme l'explique Braz, «en l'absence d'un vrai travail de verbalisation, les élèves ayant un capital linguistique modeste sont condamnés à restituer un langage inadapté ou artificiel, sans être en mesure d'assimiler les catégories de pensée susceptibles de leur permettre de répondre aux exigences culturelles imposées par l'école elle-même» (Braz, 2013, p.126).
L'enseignement explicite comme réponse
Face à ce constat, l'enseignement explicite semble une réponse particulièrement pertinente et concrète, une pédagogie qui «œuvre au moyen de la raison et non plus par le biais du mythe ou de l'arbitraire culturel» (Braz, 2011, p.154). Une telle pédagogie doit notamment «éviter tout malentendu linguistique et méthodologique entre les professeurs et les étudiants, en explicitant les principes méthodologiques qu'il est nécessaire d'appliquer» (Braz, 2011, p.152).
Cette approche implique aussi de repenser nos pratiques d'évaluation. Trop souvent, comme le souligne Braz (surtout dans le système français), «les critères de correction obéissent à des catégories professorales qui, au lieu de porter leurs jugements sur les éléments inhérents à la production scolaire, portent sur l'individu lui-même» (Braz, 2011, p.128). L'enseignement explicite, en revanche, promeut une évaluation critériée qui porte sur des compétences clairement définies et explicitement enseignées.
Cette approche s'aligne tout à fait avec ce que Bourdieu appelait une pédagogie démocratique qui «se donne pour fin inconditionnelle de permettre au plus grand nombre possible d'individus de s'emparer dans le moins de temps possible, le plus complètement et le plus parfaitement possible, du plus grand nombre possible des aptitudes qui font la culture scolaire à un moment donné» (Les Héritiers, 1964, cité dans Braz, 2011, p.150).
Des principes aux pratiques
La mise en œuvre de l'enseignement explicite pose des défis considérables. Elle exige une planification méticuleuse et impose de ralentir la cadence pour être véritablement à l'écoute des difficultés des élèves. Cependant, les bénéfices justifient largement cet investissement. Non seulement cette approche réduit les échecs, mais elle favorise aussi un apprentissage plus profond.
L’éducabilité : première condition du changement
Comme le souligne le Référentiel pour guider l'intervention en milieu défavorisé, il s'agit de «croire en l'éducabilité de tous» et en «notre capacité d'agir sur l'apprentissage» (p.4). Cette approche permet de dépasser le simple constat des inégalités pour agir concrètement sur leurs mécanismes de reproduction.
Cette conviction en l'éducabilité de tous ne reste pas théorique : elle s'incarne dans des initiatives concrètes. Le programme «L'École des grands» est un exemple particulièrement éloquent qui vise à «prévenir et réduire la pauvreté par l’éducation». Cette approche repose sur un système «de mentorat qui allie des élèves du primaire issus de milieux défavorisés à des collégiens. L'accent est mis sur l'aide aux devoirs et à l'éveil scientifique. Le programme soutient à la fois la réussite éducative des élèves du primaire, des collégiens et universitaires».
Les mesures d'impact effectuées par la Fondation W., qui chapeaute l’École des grands, révèlent que que les résultats scolaires des élèves du primaire qui participent au programme ont tendance à augmenter en français, en mathématiques et en sciences. Les retombées sont aussi visibles chez les collégiens à risque de difficultés scolaires. Chez les deux groupes (primaire et collégial), on voit des effets sur l’engagement, l’autonomie et la motivation intrinsèque à l’école. Depuis sa création, il y a dix ans, 1505 élèves du primaire et de 1343 étudiant.e.s du post-secondaire ont bénéficié du soutien de l’École des grands.

Nous pouvons changer les choses dès que nous établissons une relation pédagogique en classe. La réalité est le fruit d’une histoire et de forces sociales, politiques et économiques qui ne sont pas fixes. L'enseignement explicite participe certainement à ouvrir la voie à une véritable démocratisation de l'éducation. Cette pédagogie «rationnelle», comme l’appelait Bourdieu, offre un levier d'action concret pour briser le cycle de la reproduction des inégalités. Son efficacité repose précisément sur sa capacité à rendre visible l'invisible — à expliciter ces «règles implicites multiples mises en œuvre inconsciemment par le corps enseignant» (Braz, 2011, p.144). Modélisation, pratique guidée, rétroactions nombreuses sont quelques astuces pour favoriser l’apprentissage et briser la chaîne.
Comme le soulignait Bourdieu, la sociologie n'est pas une «science du désenchantement» mais une science qui «défatalise». De même, l'enseignement explicite nous rappelle que les inégalités scolaires ne sont pas une fatalité, mais le résultat de processus sur lesquels nous pouvons agir concrètement.
Références :
BONIN, S., DUCHAINE, S., & GAUDREAULT, M. (2015). Portrait socioéducationnel des étudiants de première génération. Projet interordres sur l'accès et la persévérance aux études supérieures des étudiants de première génération. Québec : Ministère de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de la Science. [En ligne]
BOURDIEU, P., & PASSERON, J.-C. (2012). Les Héritiers : les étudiants et la culture. Les Éditions de Minuit. (Ouvrage original publié en 1964)
BOURDIEU, P., & PASSERON, J.-C. (2018). La Reproduction : éléments pour une théorie du système d'enseignement. Les Éditions de Minuit. (Ouvrage original publié en 1970)
BRAZ, A. (2011). Bourdieu et la démocratisation de l'éducation. Presses Universitaires de France.
BRAZ, A. (2013). Apprendre à philosopher avec Bourdieu. Ellipses.
CÉGEP DE DRUMMONDVILLE. (2024). Plan stratégique 2024-2029 - Un cégep engagé et solidaire, générateur de transformations éducatives, sociales et environnementales. Drummondville. [En ligne]
CONSEIL SUPÉRIEUR DE L'ÉDUCATION. (2016). Remettre le cap sur l'équité : rapport sur l'état et les besoins de l'éducation 2014-2016. Gouvernement du Québec. [En ligne]
FONDATION W. (2024). La réussite éducative pour tous, Rapport annuel 2024. [En ligne]
INSTITUT DE LA STATISTIQUE DU QUÉBEC. (2024). Panorama des régions du Québec. Édition 2024. Gouvernement du Québec. [En ligne]
MINISTÈRE DE L'ÉDUCATION. (2024). Indices de défavorisation des écoles publiques 2023-2024. Direction des indicateurs et statistiques, Direction générale de la valorisation de l'information, Secteur Numérique et Information. Gouvernement du Québec. [En ligne]
MINISTÈRE DE L'ÉDUCATION ET DE L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR (2019). Référentiel pour guider l'intervention en milieu défavorisé. Gouvernement du Québec. [En ligne]
MOUSSEAU, M. (2018). Liens entre l'augmentation de la scolarité des mères, les trajectoires d'adaptation psychosociale des enfants et les pratiques parentales [Thèse de doctorat, Université du Québec à Montréal]. [En ligne]
C'est super, Grégoire, merci! Tu trouveras sûrement intéressant le dernier Bulletin de l'égalité des chances en éducation, publié l'été dernier par l'Observatoire québécois des inégalités (peut-être l'as-tu déjà lu). Parmi les conclusions les plus surprenantes de ce rapport : "La tendance égalisatrice dans le temps observée au niveau de l’accès au collégial entre les classes sociales ne semble pas se prolonger en une tendance équivalente au niveau de la diplomation." Les jeunes entrent dans nos classes, mais ont beaucoup moins de chance d'obtenir un diplôme si leurs parents ont un moins bon salaire. C'est fou quand même! https://observatoiredesinegalites.com/bulletin-de-legalite-des-chances-en-education-edition-2024/ À bientôt :)
Article vraiment pertinent! Je découvre votre blogue avec enthousiasme. Merci! (Catherine, prof de philo au cégep de Saint-Laurent)