L'arrivée massive des systèmes d'intelligence artificielle, tout en offrant des possibilités inédites d'accès à l'information, pose des questions fondamentales sur notre rapport au savoir et à la pensée collective. Jamais l'accès au savoir n'a semblé aussi ouvert et démocratisé grâce aux technologies numériques. Pourtant, jamais les processus d'apprentissage n'ont été autant menacés par des logiques d'enclosure, de privatisation et de marchandisation. Entre l'État qui peine à maintenir une vision cohérente de l'éducation comme service public et le marché qui réduit de plus en plus l'apprentissage à une transaction commerciale, existe-t-il une troisième voie ?
Peut-être. Cette voie alternative porte un nom : les communs. Ni publics ni privés, les communs représentent un paradigme qui dépasse cette opposition binaire pour proposer une conception de l'éducation fondée sur l'usage partagé, l'autogestion et la production collective. Comme l'affirme David Bollier dans La renaissance des communs, «Le paradigme des communs recèle un potentiel inestimable pour réinventer des États en panne et réformer des marchés prédateurs» (Bollier, 2014, p. 16). Je propose ici d’explorer une voie que mon collègue Louis Marchand et moi avons présentée au congrès de la FEC le 1er juin 2017.
Qu'est-ce qu'un commun?
L'intelligence collective apparaît comme l'un des communs les plus précieux que nous puissions cultiver. Face à l'émergence rapide d'intelligences artificielles commerciales, la question de sa préservation et de son développement devient cruciale pour l'avenir de nos sociétés démocratiques.
Contrairement à l'idée reçue, un commun n'est pas simplement une ressource partagée. Il se définit par trois dimensions indissociables:
Une ressource, matérielle ou immatérielle, utilisée collectivement
Une communauté identifiable qui prend soin de cette ressource
Des règles et normes élaborées par cette communauté pour gérer cette ressource
David Bollier formule cette définition par une équation : «Un commun, c'est : une ressource + une communauté + un ensemble de règles sociales. Ces trois éléments doivent être conçus comme formant un ensemble intégré et cohérent» (Bollier, 2014, p. 27). Il prend soin de préciser que «les communs ne sont pas des choses ou des ressources. Il s'agit là d'une erreur fréquente, tant chez les économistes, qui tendent à tout réifier, que chez les acteurs des communs eux-mêmes…» (Bollier, 2014, p. 27).
Ainsi, une bibliothèque n'est pas un commun uniquement parce qu'elle contient des livres accessibles à tous, mais parce qu'une communauté (bibliothécaires, usagers, institutions) en prend soin selon des règles partagées. De même, ce n'est pas le savoir en lui-même qui constitue un commun, mais la manière dont une communauté l'entretient, le développe et le transmet.
Les communs sont donc avant tout une pratique, un «faire en commun» plutôt qu'un simple statut juridique. Comme le souligne l'historien Peter Linebaugh, cité par Bollier: «Il n'y a pas de communs sans faire commun» (Bollier, 2014, p. 31). Cette dimension active est essentielle: les communs existent par les pratiques collectives qui les font vivre. Linebaugh précise que «le faire commun est intégré au processus de travail ; il est inhérent à une praxis particulière relative à un champ, à une prairie, à une forêt, à un marais ou à une zone côtière. C'est par le travail que l'on s'approprie les droits communs» (Bollier, 2014, p. 99).
L'intelligence collective comme commun
L'intelligence collective représente cette capacité des groupes humains à collaborer intellectuellement pour créer, innover et résoudre des problèmes au-delà de ce que pourrait accomplir chaque individu isolément.
Les disciplines et les départements universitaires et collégiaux sont des communs sociaux importants où les enseignants «échangent leur savoir sans passer par des paiements liquides ou des contrats juridiques ; leurs universités et leurs départements tiennent lieu d'infrastructures hôtes pour des économies du don» (Bollier, 2014, p. 140). Dans cette perspective, il ne faut plus considérer l'université ou le cégep que comme une entreprise qui «produit» du savoir, mais comme une communauté vivante qui l'entretient et le partage.
Cette intelligence collective en contexte éducatif se manifeste à différentes échelles:
Dans une classe où les élèves co-construisent des savoirs
Entre enseignants qui partagent et améliorent collectivement leurs pratiques pédagogiques
Au sein d'un établissement qui développe une culture d'apprentissage partagée
Dans des réseaux professionnels qui font circuler les innovations
À l'échelle d'un système éducatif qui génère et diffuse des connaissances pédagogiques
Cette intelligence collective constitue un commun parce qu’elle :
représente une ressource précieuse, fruit d'interactions multiples
est entretenue par une communauté identifiable
fonctionne selon des règles tacites ou explicites de contribution et de partage
L'IA commerciale : une nouvelle forme d'enclosure de l'intelligence collective
Comme tous les communs, l'intelligence collective est menacée par diverses formes d'enclosure. L'expropriation et la commercialisation de ressources partagées, le plus souvent en vue d'un profit commercial privé est peut-être aujourd’hui l’un des problèmes les plus cruciaux et les plus négligés.
Boillier précise que «les enclosures ne sont pas seulement une appropriation de ressources. Ce sont des attaques contre les communautés et leurs pratiques et traditions de 'faire commun’» (Bollier, 2014, p. 51). Ces enclosures prennent différentes formes. Voyons-en quelques unes.
L'une des formes les plus puissantes d'enclosure émerge avec le développement rapide des systèmes d'intelligence artificielle commerciaux. Ces technologies posent plusieurs défis majeurs à l'intelligence collective comme commun. Les modèles d'IA actuels ont été entraînés sur d'immenses corpus de textes, d'images et de données sans véritable consentement de leurs créateurs. Cette appropriation transforme en propriété privée ce qui relevait largement d'un patrimoine intellectuel partagé (et protégé).
La facilité avec laquelle ces systèmes génèrent du contenu encourage une délégation progressive de nos activités intellectuelles. C’est assez inquiétant. Cette externalisation risque d'éroder nos capacités cognitives (de réflexion critique, de délibération, de créativité). Ces systèmes tendent à produire une forme de «moyenne» des productions humaines et cette standardisation imperceptible menace la «diversité cognitive» et organique qui fait la richesse de l'intelligence collective.
Enfin, la concentration de ces technologies entre les mains de quelques entreprises (OpenAI/Microsoft, Google, Anthropic) crée une dépendance préoccupante. Les institutions éducatives risquent de voir leur autonomie réduite face à des systèmes propriétaires dont elles ne maîtrisent ni le fonctionnement ni l'évolution. Lorsque les traces d'apprentissage sont captées par des plateformes propriétaires qui les transforment en actifs commerciaux, c'est tout un potentiel d'intelligence collective qui se trouve pris en otage.
Ces enclosures ne sont pas inévitables, mais elles appellent une vigilance et des actions délibérées pour préserver et développer l'intelligence collective comme commun. Comme l'écrit Bollier: «Le capitalisme repose fondamentalement sur une fabrication de la rareté. Pour optimiser leurs profits et leurs parts de marché, les entreprises créent délibérément la rareté en inventant de nouvelles manières de restreindre l'offre ou l'accès aux ressources» (Bollier, 2014, p. 114). Il s’agit d’une desruption majeure.
Protéger et développer l'intelligence collective face à l'IA
Comment, concrètement, cultiver l'intelligence collective comme un commun dans nos institutions éducatives à l'ère de l'IA? Voici quelques pistes inspirées par la pensée des communs :
Créer des communautés de pratique: Ces groupes professionnels qui partagent une passion et développent collectivement leur expertise constituent des espaces privilégiés d'intelligence collective. Favoriser leur émergence et leur reconnaissance institutionnelle est essentiel.
Valoriser et protéger les ressources éducatives libres : L'utilisation de licences Creative Commons pour les contenus pédagogiques permet leur circulation, leur adaptation et leur amélioration collective, tout en protégeant ce patrimoine commun des appropriations privatives.
Privilégier les outils numériques libres : Les logiciels libres et les plateformes ouvertes garantissent que les données et les pratiques éducatives restent sous le contrôle de la communauté et ne sont pas captées par des intérêts commerciaux.
Repenser la gouvernance éducative : Introduire des modèles de décision plus horizontaux et participatifs permet d'intégrer l'intelligence de tous les acteurs et de renforcer leur capacité d'action collective.
Aménager des espaces-temps dédiés : L'intelligence collective ne peut s'épanouir que si des moments et des lieux lui sont explicitement consacrés, au-delà des contraintes habituelles de rendement et d'évaluation.
Développer une culture de la documentation réflexive : Documenter les pratiques, les expérimentations et leurs résultats permet de capitaliser sur les expériences et de nourrir l'intelligence collective au-delà des interactions immédiates.
Ces stratégies pourraient-elles repositionner les technologies d’IA comme des outils potentiels au service de l'intelligence collective humaine, plutôt que comme ses concurrents ou ses substituts ?
Des «communs sous garantie de l'État»
Dans le contexte québécois, les cégeps offrent un exemple particulièrement intéressant de ce que pourrait être un «commun sous garantie de l’État». Bollier définit cette notion : «Le commun sous garantie publique constitue l'une des manières possibles de gérer une ressource partagée à grande échelle. Il ne s'agit pas là simplement d'une nouvelle manière de désigner la gestion étatique ou administrative des ressources. C'est une manière d'insister sur le rôle de facilitateur des communs qui doit être celui de l’État» (Bollier, 2014, p. 146).
Ni totalement publics au sens bureaucratique du terme, ni privés, ces établissements combinent:
Une infrastructure et un financement assurés par l'État
Une autonomie pédagogique significative
Une gouvernance qui implique la communauté éducative
Un ancrage dans les besoins locaux et régionaux
Cette configuration institutionnelle hybride crée un espace où l'intelligence collective pourrait potentiellement s'épanouir comme un commun, y compris dans sa relation avec les technologies d'IA. Le cégep n'est pas simplement un service public qui délivre un enseignement , mais un lieu où peuvent se développer des approches réfléchies et diversifiées.
Bollier insiste sur le fait que «l’État doit être structuré pour agir comme le curateur administratif et fiduciaire des biens communs, non comme le simple gardien d'actifs de marché bas de gamme et d'infrastructures subventionnées à céder à des entreprises voraces» (Bollier, 2014, p. 150). Cette perspective invite à repenser fondamentalement le rôle de l'État dans l’intelligence collective et l’éducation.
Une invitation à la réflexion collective
Cette chronique n'est qu'une amorce de réflexion sur un sujet vaste et complexe. J'aimerais vous inviter à poursuivre collectivement cette exploration.
Comment percevez-vous l'intelligence collective dans votre pratique éducative? Quelles formes d'enclosure observez-vous, particulièrement en lien avec les technologies d'IA? Quelles pratiques avez-vous développées (ou souhaiteriez-vous développer) pour protéger et cultiver cette intelligence collective comme un commun?
Vos réflexions, partagées dans l'espace de discussion de Substack, pourraient devenir elles-mêmes une démonstration vivante de cette intelligence collective en action. Une chronique ultérieure pourrait se nourrir directement de vos contributions pour proposer une synthèse enrichie, non pas comme une simple agrégation d'opinions, mais comme l'émergence d'une compréhension plus profonde que chacun d'entre nous n'aurait pu développer isolément.
Les communs sont une économie et un ordre social parallèles qui affirment tranquillement, mais fermement, qu'un autre monde est possible. Et aussi que nous pouvons le construire nous-mêmes, maintenant.
Continuons à explorer comment l'éducation et l'intelligence collective peuvent être conçues et protégées comme des communs vitaux pour notre avenir partagé.
Références
Bollier, D. (2014). La Renaissance des communs : Pour une société de coopération et de partage. Traduction par Olivier Petitjean. Paris : Éditions Charles Léopold Mayer. [En ligne]
Bédard, G. & Marchand, L. «Les communs», exposé sur les communs présenté au congrès de la FEC le 1er juin 2017. [En ligne].
Zuboff, Shoshana (2020). L'âge du capitalisme de surveillance. Zulma.