# 8 | Développer une pensée vigilante
Autonomie, résilience, vigilance : développer les atouts du XXIe siècle
La récente prédiction de Sam Altman sur l'arrivée possible de l’intelligence artificielle générale dès 2025 mérite qu'on s'y attarde. Cette chronique propose un regard réflexif sur l'intégration de l'IA et des technologies dans l'enseignement.
Repenser la transmission des savoirs
Plusieurs lectures récentes alimentent cette réflexion :
The coming wave de Mustafa Suleyman : l'urgence de contrôler les innovations technologiques tout en exploitant leurs bénéfices
Teaching change de José Antonio Bowen : l'enseignant comme 'coach cognitif' développant relations, résilience et réflexion
The Knowledge Illusion de Sloman et Fernbach : notre intelligence comme partie d'une 'communauté de connaissances'
Les ouvrages de Yuval Noah Harari sur les défis futurs de l'humanité
Des points de convergence entre certains auteurs m’amènent à essayer d’esquisser notre parcours et les défis de transformation de notre rôle dans l’enseignement. Mon exercice d’écriture ici est une tentative de voir plus nettement le changement de paradigme que nous vivons. Je tâcherai moi-même d’être clair, mais les intuitions ne le sont pas toujours. Soyez indulgent !
Un changement paradigmatique
Les auteurs convergent vers un constat : nous devons soit poursuivre la transmission traditionnelle des savoirs, soit transformer radicalement notre approche pour développer ce que Harari considère comme la compétence essentielle du XXIe siècle : «la capacité d’affronter le changement, d’apprendre des choses nouvelles et de préserver notre équilibre mental dans des situations peu familières. Pour être à la hauteur du monde de 2050, il faudra non seulement inventer des idées et des produits, mais d’abord et avant tout se réinventer sans cesse.» (Harari, 2018, p. 282)
José Antonio Bowen exprime la même idée : «Être intelligent ne se mesure pas à la quantité de connaissances acquises mais à notre capacité à changer d'avis et à réévaluer nos anciennes idées face aux nouvelles. Il est crucial de réinventer l'éducation pour développer la pensée indépendante et la capacité au changement.» (Bowen, 2021, p. 16) »
L'enjeu fondamental n'est plus la transmission de connaissances, mais le développement de capacités profondément humaines. «Ce qu'un diplômé sait importe moins que sa capacité à apprendre, toutes disciplines confondues [...] La seule certitude est que la pensée critique et la capacité à changer d'avis et à apprendre de nouvelles choses seront un avantage.» (Bowen, 2021, p. 43)
L'enjeu n'est plus la transmission de connaissances, mais le développement de capacités profondément humaines. Il s'agit de cultiver une pensée vigilante — capable de distinguer le vrai du faux, d'être constamment en éveil et alerte.
Comment est-ce possible ? Est-ce possible ?
Dans leur ouvrage, Sloman et Fernbach affirment que nous ne sommes pas aussi intelligents individuellement que nous le pensons, mais que notre force réside dans notre capacité à penser collectivement. Comprendre ce phénomène peut nous aider à mieux appréhender la complexité du monde et à être plus ouverts au dialogue.
Trois axes semblent émerger de ce constat : l'apprentissage de l'apprentissage, qui développe l'autonomie par l'acquisition de stratégies efficaces ; la résilience qui, comme le note Harari, exige «beaucoup de souplesse mentale et de grandes réserves d'équilibre émotionnel» (Harari, 2018, p. 285) ; et la pensée systémique (holistique, multidisciplinaire) qui permet d'explorer les interconnexions entre disciplines.
Un équilibre délicat
C'est dans l’équilibre délicat entre innovation et prudence, entre technologie et humanité, que réside notre défi aujourd’hui. Dans cette transformation que subit l’éducation, notre rôle n'est pas de vainement s’opposer au changement ni de l'adopter aveuglément, mais d'incarner ce que nous souhaitons pour nos élèves : un modèle critique d'apprentissage autonome et résilient. Une vigilance.
Si l’IA est un atout, il faut l’utiliser intelligemment et cet apprentissage peut très bien se faire à l’école. Si l’IA est un danger, il faut aussi enseigner son utilisation, afin de contenir la menace. C’est comme l’éducation sexuelle : chacun a ses croyances et ses valeurs, c’est délicat et un peu tabou, mais chaque citoyen devrait savoir de quoi il en retourne. On peut jouer aux curés et prôner l’abstinence, ça n’empêchera pas les ouailles de tâter la chose ! Si on veut limiter les heurts et que tout se passe bien, il faudra expliquer comment ça marche et être parfois très explicite.
Cela signifie pour nous, enseignantes et enseignants, non pas d’éviter mais d’intégrer progressivement les outils d'IA tout en maintenant notre rôle d'accompagnement. Ça signifie de créer des situations d'apprentissage qui favorisent la collaboration et l'expérimentation responsable. De développer des activités d’apprentissage qui mettent au premier plan la pensée originale et authentique, la créativité, l’expérimentation, l’évaluation et le processus de transformation.
Comme le souligne Suleyman, «la tâche la plus urgente n'est pas de surfer sur la vague, ni de l'arrêter inutilement, mais de l'infléchir.» (Suleyman, 2023, p. 332) Non seulement cela implique de développer notre capacité collective à orienter la technologie de façon éthique et bénéfique pour l'apprentissage, mais aussi à endiguer ce qui peut rapidement nous submerger. «L'endiguement est la capacité globale de contrôler, de limiter et, au besoin, d'abandonner des technologies à n'importe quelle étape de leur développement ou de leur déploiement.» (Suleyman, 2023, p. 46) Or, cette inflexion ou cet endiguement — cette vigilance — passe par des actions concrètes qui peuvent être pratiquées en classe.
Endiguement et processus de pensée
L'endiguement passe par des actions concrètes en classe. Le travail sur des œuvres imprimées, l'annotation physique des textes, la cartographie des idées développent une compréhension plus profonde que la simple consultation d'un chatbot. Ces manipulations créent des connexions cognitives durables.
Les discussions entre élèves, les échanges avec l'enseignant construisent une compréhension incarnée, plus riche que ce qu'une IA pourrait générer. Cette autonomie les prépare à penser avec l'IA et sans elle.
À l’instar de ce que prône Bowen, l’enseignant apparait alors comme un «coach cognitif» qui modélise la pensée (dans le sens de l’enseignement explicite) et par conséquent la rend visible dans la «communauté» de la classe.
C’est une position délicate, certes, qui demande humilité et courage, mais qui est aussi profondément humaine. Elle est pertinente dans un monde ultra-technologique comme le nôtre.
Être un humain vigilant, c'est reconnaître que cette vigilance est imparfaite. Face à des machines super-intelligentes, nous ignorons encore les risques réels. Mais d'ici là, il faut s'entraîner.
Dans la prochaine chronique, nous verrons comment il est possible d’adapter le modèle de la Réponse à l’intervention au niveau collégial.
[Publié le 15 novembre 2024 | Révisé le 12 décembre 2024]
Références
Bostrom, Nick (2019). Superintelligence. Paris : Dunod, coll. « Quai des Sciences », 496 p.
Bowen, J. A. (2021). Teaching change ; How to Develop Independent Thinkers Using Relationships, Resilience, and Reflection, Johns Hopkins University Press. (p. 16)
Bowen, J. A., & Watson, C. E. (2024). Teaching with AI: A practical guide to a new era of human learning. Baltimore, Maryland: Johns Hopkins University Press, 270 p.
Crawford, Kate (2022). Contre-atlas de l'intelligence artificielle : les coûts politiques, sociaux et environnementaux de l'IA. Éditions Zulma, coll. «Zulma essais».
Harari, Yuval Noah (2017). Homo deus : une brève histoire du futur. Nouvelle édition, Albin Michel.
Harari, Yuval Noah (2018). 21 leçons pour le XXIe siècle. Albin Michel, coll. «Documents».
Mollick, E. (2024). Co-Intelligence : Living and working with AI. Penguin Random House.
Sloman, S., & Fernbach, P. (2017). The Knowledge Illusion: Why We Never Think Alone. Riverhead Books.
Suleyman, Mustafa, et Michael Bhaskar (2023). La Déferlante : technologie, pouvoir et le dilemme majeur du XXIe siècle. Fayard.
Tegmark, Max. La Vie 3.0 : être humain à l'ère de l'intelligence artificielle. Dunod, coll. «Quai des sciences», 2018.