La pratique enseignante exige une présence constante et une adaptation continue aux besoins des élèves. Nous explorerons ici la dimension souvent invisible de cette pratique : comment la personne enseignante peut-elle maintenir son équilibre émotionnel et cognitif tout en accompagnant efficacement ses élèves ?
Des défis à plusieurs niveaux
Dans la pratique de ce métier, ce que l'on oublie parfois de mentionner, c'est l'intensité que cette activité cognitive et émotionnelle représente pour l'enseignant·e. On redécouvre régulièrement les défis que pose l’enseignement, surtout lorsqu'il est mené de manière intensive dans certaines phases d’un trimestre. Ce qui semble être une simple tâche d’accompagnement se révèle en réalité être un exercice complexe d'autorégulation émotionnelle et cognitive.
Un élève est frustré ou déçu par ses avancées, une autre en proie à des doutes devant la tâche, un troisième surfe d'enthousiasme : en l'espace de quelques minutes, l'enseignant·e doit s'adapter à chacune de ces situations, tout en maintenant son propre équilibre et sa capacité d’écoute.
Les recherches sur «l'épuisement de l'ego» éclairent particulièrement ces défis. Comme l'explique Hattie (2020), même de courtes périodes de travail intellectuel intense peuvent épuiser nos ressources mentales et affecter notre capacité d'autorégulation. Pour l'enseignant·e qui offre un soutien constant et adapté, ce risque d'épuisement est particulièrement présent. En ce qui me concerne, il n'est pas rare qu'après une période intense de pratiques guidée, par exemple, je rentre à la maison complètement vidé. Je m’écrase sur le divan et… paf ! je m’endors ! Ceci témoigne de l'intensité de l'engagement cognitif et émotionnel requis par ce type d'accompagnement. «Les enseignants et les thérapeutes savent qu'avoir affaire à certains individus «vide», «être vidé» et «être épuisé» étant en effet des états presque impossibles à distinguer.» (Hattie, p. 312)
Les fondements théoriques de l'autorégulation
La pratique enseignante pose un défi particulier. Pour en comprendre les enjeux, les travaux de Berg et Seeber (2016) offrent un éclairage intéressant. Dans leur ouvrage «The Slow Professor: Challenging the Culture of Speed in the Academy», les auteures s'inscrivent dans le mouvement «Slow» pour critiquer la culture de vitesse qui domine le monde académique. Elles proposent une approche très intéressante de l'enseignement, particulièrement dans leur chapitre «Pedagogy and Pleasure» qui examine les liens entre une pédagogie ralentie et le plaisir d'enseigner.
Trois concepts théoriques majeurs émergent de leur analyse. D'abord, les recherches en sciences cognitives montrent que l'intelligence «est incarnée et dépend donc du contexte et des émotions» (Berg & Seeber, 2016, p.35). Comme l'explique Damasio, «même s'il était possible de maintenir un cerveau désincarné, ce cerveau ne pourrait pas penser», car «le corps contribue plus qu'un simple support vital et des effets modulateurs au cerveau. Il fournit un contenu qui fait partie intégrante du fonctionnement normal de l'esprit» (p.34-35).
Ensuite, Berg et Seeber présentent les travaux de Teresa Brennan qui démontre que les émotions sont «littéralement dans l'air» (p.37), se propageant entre les personnes notamment à travers les phéromones. Cette transmission des affects explique pourquoi «les collectivités peuvent avoir plus — plutôt que moins — d'intelligence, de rapidité déductive et d'inventivité que les individus qui les composent» (p.39). C'est ce qui distingue une véritable communauté d'apprentissage d'une simple «collection d'individus» (p.39).
Enfin, selon la théorie «d'élargissement et de construction» de Fredrickson, «la joie élargit en créant l'envie de jouer, de repousser les limites et d'être créatif... L'intérêt élargit en créant l'envie d'explorer, d'absorber de nouvelles informations et expériences, et d'étendre le soi dans le processus» (p.35-36). Plus encore, les émotions positives «élargissent les champs d'attention et de cognition, permettant une pensée flexible et créative» et renforcent les «ressources d'adaptation» sur le long terme (Berg & Seeber, p.36).
Ces fondements démontrent l'importance de l'autorégulation dans l'enseignement. Loin d'être accessoire, notre capacité à réguler nos émotions influence directement la qualité des apprentissages, l'atmosphère de la classe et l'efficacité de notre enseignement. Elle façonne ce que Berg et Seeber appellent cette «pédagogie du plaisir», qui contraste avec l'approche corporative dominante négligeant trop souvent ces dimensions essentielles.
L'autorégulation : une compétence professionnelle fondamentale
L’autorégulation, que Ryan et Deci (2000, p.72) définissent quant à eux comme les processus par lesquels les individus prennent en charge leur propre motivation et leurs comportements, se manifeste chez l'enseignant·e par sa capacité à gérer ses émotions, à maintenir sa concentration et son énergie et à s'adapter rapidement aux situations changeantes, tout en restant centré·e sur les objectifs pédagogiques. C'est un équilibre délicat entre empathie et détachement, entre réactivité et réflexion. C'est comme faire du kayak dans un cours d'eau agité : on s'ajuste constamment à l'environnement, tout en suivant le fil de la rivière !
Comme le souligne Kozanitis (p. 4), « la qualité de la relation pédagogique, qui repose sur les interactions ayant lieu entre le professeur et ses étudiants, peut avoir un effet décisif sur la réussite scolaire ». Un·e enseignant·e capable de réguler efficacement ses émotions et ses réactions est mieux équipé·e pour créer un environnement d'apprentissage sécuritaire, positif et efficace. Son autorégulation a un impact direct sur la qualité de son enseignement et sur l'apprentissage des élèves.
Bienveillance et autorégulation : un tandem essentiel
Plus qu'une compétence «technique», l'autorégulation constitue, en fait, un des fondements d'une pédagogie efficace et bienveillante. Shankland et ses co-chercheurs définissent la bienveillance comme la disposition de l'enseignant à considérer les besoins d'autonomie, de compétence et de proximité sociale de ses élèves. Cette conception est ancrée dans la théorie de l'autodétermination de Ryan et Deci.
On peut « cultiver » ou entraîner cette compétence d'autorégulation. Les stratégies d'autorégulation peuvent prendre plusieurs formes, selon les phases de l’enseignement.
L'accueil des élèves à l'entrée du local permet à l'enseignant de créer un moment de transition et d'établir d'emblée un premier contact avec les élèves. On les salue, on observe la réponse. On écoute. On se prépare.
Pendant la pratique elle-même, des micro-pauses s'avèrent essentielles non pas tant pour les élèves que pour permettre à l'enseignant de maintenir son équilibre et sa concentration.
Après chaque séance, prendre le temps de réfléchir et de faire un bref bilan des interactions avec le groupe peut aider également. La prise de notes dans un journal de bord, l'analyse des moments clés de la leçon et l'identification des défis rencontrés nourrissent une réflexion continue qui permet à l'enseignant·e de développer sa propre capacité d'autorégulation tout en améliorant ses interventions pédagogiques. Qu'est-ce qui a bien fonctionné ? Où sont les difficultés ? Comment s'améliorer ? Comment mieux vivre la séance la prochaine fois ? Et surtout, surtout, se laisser le droit à l’erreur.
Dans «Slow Professor», Maggie Berg propose plusieurs autres stratégies. Elle insiste sur l'importance d'une transition consciente vers la classe, suggérant des techniques comme les pauses silencieuses et la respiration consciente pour établir sa présence. L'écoute active des élèves et l'utilisation judicieuse de l'humour permettent de maintenir un climat propice à l'apprentissage. Plus fondamentalement, elle recommande une approche patiente et active de la préparation, évitant les marathons épuisants au profit de sessions régulières et réfléchies.
L'autorégulation n'est pas qu'une compétence, elle est un outil qui influence directement la qualité de notre enseignement et l'apprentissage de nos élèves. C’est un atout pour vivre une longue et bonne carrière. En développant cette capacité, nous modélisons pour nos élèves une compétence essentielle pour la vie.
Tout ceci, ça s'apprend. Avec le temps. Avec les maladresses. Personnellement, ce sont des capacités que je n’avais pas du tout au début de ma carrière et que je suis bien heureux d’avoir aujourd'hui, même si elles ne sont pas parfaites. Certains défis m’ont parfois conduit à devoir prendre des pauses de l’enseignement pour retrouver un certain équilibre. Si enseigner c’est comme faire du kayak, alors il est normal de basculer !
Dans une prochaine chronique, nous verrons que lorsque cet équilibre est difficile et que plusieurs conditions défavorables se combinent, l’arrêt de travail est parfois nécessaire pour faire le point !
Références :
BERG, M. et SEEBER, B. K. (2016). The Slow Professor: Challenging the Culture of Speed in the Academy. University of Toronto Press.
HATTIE, John et Yates, Gregory C. R. (2020). L'apprentissage visible - ce que la science sait sur l'apprentissage, Montréal, Instant Présent.
Shankland, R., Bressoud, N., Tessier, D., & Gay, P. (2018). La bienveillance : une compétence socio-émotionnelle de l'enseignant au service du bien-être et des apprentissages ?. Questions Vives. Recherches en éducation, (29).
Kozanitis, A. (2015). La relation pédagogique au collégial - Une alliée vitale pour la création d'un climat de classe propice à la motivation et à l'apprentissage. Pédagogie collégiale, 28(4), 4-9.
Ryan, R. M. et Deci, E. L. (2000). Self-Determination Theory and the Facilitation of Intrinsic Motivation, Social Development, and Well-Being. American Psychologist, 55(1), 68-78.
Bonjour Grégoire,
Merci pour cet article. Cela porte un éclairage sur des choses que j'ai observées. D'abord, le rapport affectif que je réussis généralement à créer avec mes élèves et qui fait que la classe devient un endroit agréable pour mes élèves et moi. Ensuite, paradoxalement, une espèce de vulnérabilité que je ressens encore et toujours face à mes élèves. C'est ce qui me fait mal dormir la veille des journées où j'enseigne. Je croyais que cela se replacerait avec l'expérience, mais non! Je vais tenter d'appliquer quelques-unes de tes suggestions pour améliorer le rapport que j'entretiens avec ma pratique enseignante.