En début de carrière, quand le mentorat est absent, quant les stages font défaut ou quand les circonstances nous contraignent à travailler seul.e plutôt qu’en équipe, chaque enseignant.e est amené.e à réinventer la roue à sa manière, à la lumière de son jugement et des expériences qu’il ou elle a connues en tant qu’élève.
Les croyances qui limitent
Quand j'ai commencé à enseigner, je n'avais ni formation pédagogique ni expérience pratique. Pas de stage, pas de mentor. Seulement de la bonne volonté (entre deux moments de panique). Au bout de trois ans, j'étais en congé forcé, épuisé. Je n'imaginais pas tenir cinq ans à ce rythme. Ça fait presque 30 ans maintenant.
Au moment où l’enseignement me faisait vivre une folle anxiété, dans un article paru en 1997 intitulé «Les croyances qui empêchent les enseignants de progresser», Ulric Aylwin mettait en lumière plusieurs croyances problématiques, notamment celles relatives aux capacités des élèves et au rapport que l'enseignant entretient avec le contenu à enseigner. Je ne connaissais pas cet article. Ni la revue dans laquelle il avait été publié. Pédagogie collégiale faisait partie de l’inconnu pour moi.
Ceci me rappelle la célèbre distinction de Donald Rumsfeld entre les « known knowns » (ce que nous savons que nous savons), les « known unknowns » (ce que nous savons que nous ignorons) et les « unknown unknowns » (ce que nous ignorons que nous ignorons).
En pédagogie, la catégorie des «inconnus inconnus» est particulièrement problématique : je ne voudrais pas généraliser, alors je vais parler au «je». Je crois que dans ma carrière d'enseignant, c’était souvent cette situation qui se produisait. Je ne savais pas que je savais pas. C'est seulement plusieurs années plus tard que j'en ai pris conscience.
Avec le temps, les croyances deviennent des habitudes qui ont la vie parfois très longue. Je ne connaissais rien en pédagogie ni en sciences cognitives et j'ai passé de nombreuses années dans cette ignorance à tâtonner à l'aveugle pour bricoler mes cours. Je pensais sincèrement que c'était cela, enseigner. Que ça se faisait à l’aveugle. Au feeling.
L'illusion de la connaissance
En enseignement collégial, cette croyance que la pédagogie n’est pas nécessaire peut se traduire par une résistance au changement : un enseignant pourrait rejeter des approches pédagogiques validées par la recherche, convaincu que ses méthodes personnelles sont meilleures, malgré des résultats mitigés auprès des étudiants et étudiantes. Les chercheurs Sloman et Fernbach (2017) estiment qu’un biais cognitif particulier amplifie ce phénomène. Le biais de Dunning-Kruger amène les personnes les moins compétentes dans un domaine à surestimer leurs capacités, tandis que les plus compétentes tendent à sous-estimer les leurs.
Cette surestimation de nos connaissances est un phénomène plus général que Sloman et Fernbach appellent « l'illusion de la connaissance » : «Notre point n'est pas que les gens sont ignorants. C'est que les gens sont plus ignorants qu'ils ne le pensent. Nous souffrons tous, à des degrés divers, d'une illusion de compréhension, une illusion que nous comprenons comment les choses fonctionnent alors qu'en réalité notre compréhension est limitée. » (2017, p.8)
Comme Aylwin le souligne encore : « De tous les facteurs qui favorisent ou inhibent l'évolution chez un enseignant, c'est l'idée qu'il se fait de la pédagogie qui, face au changement, motive principalement sa décision de faire du surplace ou d'aller de l'avant. » (1997, p.25) À ce moment, la pédagogie pour moi était une affaire de conseillers qui parlaient… une autre langue !
Cette illusion est particulièrement tenace en évaluation. L'acte d'évaluer, parce qu'il fait appel à notre jugement, peut sembler une compétence naturelle ne nécessitant pas de formation. Cette croyance mène soit à une confiance excessive, soit au syndrome de l'imposteur que j'ai longtemps vécu : chaque évaluation devient une source d'anxiété, car nous mesurons notre enseignement à travers la performance de l'élève — et, parfois, quelque chose ne tourne pas rond...
J’ai expérimenté plein de choses au fil des ans : classe inversée, classe numérique, classe collaborative, pédagogie par projet… Toujours en ne me fiant qu’à la performance comme unique indicateur de l’apprentissage. Puis un jour, je me suis rendu compte que ça ne marchait pas. Et j’ai compris que c’était moi qu’il fallait mettre en marche. Je me suis mis à étudier.
Quelques pistes pour sortir des pistes
Il est important de cultiver une attitude d'ouverture et d'humilité intellectuelle. Cela implique de reconnaître que, quel que soit notre niveau d'expérience, il y a toujours place à l'amélioration. Cette posture est un fondement nécessaire pour surmonter le biais de Dunning-Kruger, car elle permet d'être réceptif aux feedbacks et aux nouvelles idées. Des discussions ouvertes avec les élèves sur leurs expériences d'apprentissage peuvent fournir une perspective externe précieuse qui peut aider à identifier les zones d'amélioration.
Il y a plus de 25 ans, Aylwin notait que « la sujétion de nos actions à nos conceptions est une réalité qu'ont mise en relief la plupart des écoles de psychologie ». Pour dépasser ces conceptions limitantes, une transformation profonde de notre pratique s'impose, articulée autour de trois axes complémentaires.
Le premier axe est celui du développement professionnel continu. Cela implique de rester activement connecté aux avancées de la recherche en pédagogie, notamment via les ressources spécialisées comme Éductive, l'Association québécoise de pédagogie collégiale (AQPC) ou le Réseau d'information pour la réussite éducative (RIRE). Les publications comme Pédagogie collégiale ou Correspondance offrent des perspectives précieuses sur les pratiques innovantes. La participation à des formations, webinaires et colloques permet non seulement d'actualiser ses connaissances, mais aussi de confronter ses pratiques à celles des autres. Les conseillers pédagogiques jouent ici un rôle crucial d'accompagnement dans cette démarche de développement.
Le deuxième axe concerne l'engagement dans une communauté d'apprentissage. Comme le soulignent Sloman et Fernbach, «l'intelligence réside dans la communauté et non chez un individu en particulier» Sloman & Fernbach (p. 259). Cette sagesse collective se construit à travers la participation à des communautés de pratique, l'implication dans des projets de recherche collaboratifs et surtout les échanges réguliers avec des collègues d'autres disciplines. Dans mon cas, c’est un collègue d’un autre département, plus jeune que moi, qui m’a offert mes premières ressources et je lui en serai toujours reconnaissant. Ces interactions permettent de sortir de nos silos disciplinaires et d'enrichir notre perspective pédagogique.
Le troisième axe, peut-être le plus transformateur, est celui de la pratique réflexive systématique. Il ne s'agit pas simplement de réfléchir occasionnellement à nos méthodes, mais d'adopter une démarche structurée d'observation et d'analyse de notre pratique. Cela implique de documenter méthodiquement nos expérimentations pédagogiques, d'évaluer rigoureusement l'impact de nos méthodes, et d'ajuster nos approches en fonction des résultats observés. Cette pratique réflexive nous aide également à identifier et questionner nos biais face aux données probantes.
L'efficacité de cette approche tripartite repose sur son caractère systémique. Chaque axe renforce les autres : le développement professionnel nourrit la pratique réflexive, qui elle-même enrichit les échanges au sein de la communauté d'apprentissage. Cette synergie crée un cercle vertueux où l'amélioration continue devient non seulement possible, mais naturelle.
Plusieurs ressources fondées sur la recherche sont particulièrement précieuses. L’ouvrage de Daniel T. Willingham sur le fonctionnement du cerveau des apprenants («Pourquoi les enfants n’aiment pas l’école!») a été pour moi un déclencheur. Ce livre est particulièrement intéressant, car l’auteur s'appuie sur les sciences cognitives pour expliquer les mécanismes d'apprentissage. Il y développe notamment des concepts comme le rôle essentiel de la mémoire de travail et l'importance de créer des situations d'apprentissage qui permettent aux élèves de réfléchir en profondeur.
Les travaux de John Hattie sur l'efficacité des pratiques pédagogiques offrent des pistes intéressantes, notamment dans son ouvrage sur l’apprentissage visible traduit en français au Québec. Ses travaux sont régulièrement mis à jour et en prendre connaissance peut être fort éclairant. Le guide sur la réussite de la Fédération des cégeps constitue également un excellent point de départ.
La transformation de nos pratiques d’enseignement et d’évaluation révèle souvent une tension entre notre intuition pédagogique et une approche plus systématique fondée sur des données. Cette tension n'est pas nécessairement négative : elle peut devenir un moteur de développement professionnel si nous l'abordons avec ouverture et rigueur. L'intégration des technologies, comme l'IA ou les systèmes de monitorage, ne vise pas à remplacer notre jugement professionnel, mais à l'enrichir d'outils et de perspectives nouvelles.
Les ressources fondées sur la recherche nous permet de sortir progressivement de la « pédagogie de l'opinion » qu'identifiait Aylwin. Le défi n'est plus l'accès aux connaissances validées, mais notre capacité à transformer nos pratiques. À l'ère numérique, l'enjeu est de reconnaître nos zones d'ignorance et de développer une pratique fondée sur les résultats de la recherche en éducation. Cette démarche exige du courage et de l'humilité, mais elle est essentielle pour offrir une formation véritablement adaptée aux réalités d'aujourd'hui.
Aylwin, U. (1997). Les croyances qui empêchent les enseignants de progresser. Pédagogie collégiale, 11(1), 25-31. [En ligne]
Conseil supérieur de l'éducation et Commission de l'éthique en science et en technologie (2024). Intelligence artificielle générative en enseignement supérieur : enjeux pédagogiques et éthiques, Québec, Le Conseil; La Commission, 113 p. [En ligne]
Hattie, John. L'apprentissage visible pour les enseignants. Presses de l'Université du Québec, coll. «Éducation», 2017.
Fédération des cégep (2021). La réussite au collégial : regards rétrospectifs et prospectifs. [En ligne]
Sloman, S., & Fernbach, P. (2017). The Knowledge Illusion: Why We Never Think Alone. Riverhead Books. p. 258
Willingham, Daniel T. Pourquoi les enfants n'aiment pas l'école. La Librairie des Écoles, 2010.
Bonjour,
Merci pour l'article! Je me permets de partager à mon tour ma réflexion.
Un des problèmes que je perçois, dans mon champs disciplinaire (philo), c'est que les enseignants qui ont une approche plus traditionnelle, transmissive, s'inscrivent dans un paradigme d'enseignement et d'apprentissage qui n'est pas celui qu'on retrouve dans la grande majorité écrits actuels. Dès lors, ils peuvent avoir une démarche réflexive et être très dévoués à améliorer leur enseignement, mais sont peu enclins à aller s'abreuver aux "avancées de la recherche en pédagogie". Surtout, cela fait en sorte que c'est plus difficile d'engager le dialogue, dans l'idée de constituer une communauté de pratique. Je ne sais pas si vous aviez remarqué quelque chose de semblable et quel est votre avis sur le sujet.
Cela dit, je ne m'attends pas vraiment à une solution ;)