L'évaluation, souvent perçue comme le «fardeau» de l'enseignement, peut-elle devenir un levier d'apprentissage ? Mon expérimentation avec un portfolio suggère que oui, à condition de repenser fondamentalement certaines dimensions de la tâche enseignante.
Rien ne se perd, rien ne se crée : tout se transforme
À ce moment-ci du trimestre, les élèves achèvent un cycle d'apprentissage composé essentiellement de modélisation et de multiples pratiques guidées. Ils montent leur portfolio pour lequel ils ont produit 11 artefacts en 11 semaines. Nous nous préparons maintenant à l'évaluation finale qui portera sur une analyse littéraire complète. Elle sera le résultat d'étapes préparatoires que nous avons pratiquées plusieurs fois et pour lesquelles nous avons bénéficié de moult rétroactions.
J’évalue beaucoup (15 évaluations pendant le trimestre pour une cinquantaine d’élèves). C’est deux à trois fois plus qu’avant (5 à 7 travaux). Pour évaluer l’impact de ce changement, j’ai noté toutes mes heures de travail depuis le début de la session. Pour l’instant, les heures que j'ai compilées au fil de ces 10 premières semaines montrent qu'environ 25% de ma tâche est consacrée à l'évaluation. Cette proportion peut sembler importante, mais elle reflète une transformation sur laquelle je n’ai pas fini de réfléchir.
Observer l’apprentissage plutôt les erreurs
L’évaluation est un processus en trois étapes qui commence par une phase de préparation occupant environ le quart de mon temps d'évaluation. Puisque j’évalue sur une tablette, cette préparation implique la conversion des travaux dans des formats exploitables (jpg ou pdf). Ensuite je vois à la création ou l'ajustement des rétroactions types et la configuration des matrices utilisées pour les produire.
L'évaluation proprement dite représente la moitié du temps total. Durant cette phase, chaque production est analysée selon les critères (structure, rigueur, plausibilité, nuance, français), tandis que les niveaux IDME sont attribués (incomplet ou insuffisant, en développement, maitrisé, étendu ou enrichi). J’identifie également le type d’erreur en français parmi 10 catégories (construction syntaxique et accord du verbe, subordonnées employées seules, ponctuation, accord en genre et en nombre dans le groupe du nom, accord du pronom ou le lien avec son antécédent, accord du participe passé, mots invariables, déterminant, vocabulaire et orthographe d’usage).
L’évaluation de chaque production nécessite entre 5 et 10 minutes, tout dépendant de la nature de l’exercice (par exemple s’il s’agit d’une carte ou d’une rédaction).
Le point sur l’apprentissage de l’élève devient progressivement le coeur de mon évaluation plutôt que la mesure de sa performance : il arrive de plus en plus, lorsque j’évalue, de choisir la rétroaction la plus appropriée et de mettre ensuite le «code» correspondant.
Enfin, le «post-traitement», si je puis dire, qui constitue la dernière phase du processus, occupe le dernier quart du temps. Il comprend la création et la publication des rétroactions personnalisées sur Lea et la mise à jour de la matrice principale de monitorage. C'est durant cette phase que les diagnostics se transforment en pistes d'interventions pédagogiques ciblées.

J’évalue souvent, c’est vrai. Mais je dirais ma charge de travail est surtout différente. De plus, je développe mon expertise par la pratique : je maitrise de mieux en mieux mes critères et mon évaluation se fait sur des éléments observables qui sont de plus en plus évidents pour moi.
Des fondements sur la recherche
Pour l’instant, aux 2/3 du portfolio (et du trimestre), les résultats montrent une progression de l’apprentissage malgré la complexité croissante des travaux effectués. Les données recueillies montrent une réduction du risque d'échec et une augmentation du nombre d’élèves atteignant le niveau «Maîtrisé». Plus significatif encore, je vois une mobilisation soutenue des élèves qui témoigne d’un impact positif sur leur motivation. Les élèves s’engagent et persévèrent dans cet effort continu. Je crois que les rétroactions détaillées et régulières créent un dialogue pédagogique qui donne sens à leurs efforts.
De plus, la pratique alternative de notation s’oriente davantage vers la mentalité de croissance (growth mindset) que l’approche traditionnelle qui est davantage «fixe» et je crois que son impact est visible dans les données recueillies. Je suis assez certain que la pratique actuelle (système non sommatif, notes non chiffrées, jetons de reprise, rétroactions nombreuses, etc.) joue un rôle significatif à cet égard. Je vérifierai mon impression avec les élèves en fin de trimestre.
Je crois également que le dossier d’apprentissage produit des résultats encourageants parce qu'il s'appuie sur des bases solides. L'intégration de cadres conceptuels éprouvés permet non seulement de valider l'approche, mais aussi d'en comprendre les mécanismes. Loin de diminuer son importance, je crois cette pratique soutenue par les données probantes renforce le du jugement professionnel en lui fournissant des points d'appui plus solides.
Un autre changement de paradigme
Alors que la correction traditionnelle, du latin «corrigere» (redresser ensemble), se concentre sur la rectification des erreurs pour les rendre conformes à une norme, l'évaluation implique un jugement professionnel plus large sur la valeur du travail et le processus d'apprentissage. Je passe d'une pratique centrée sur le repérage et la rectification des erreurs à un suivi éclairé de l’apprentissage par des données probantes. Il me semble que ceci apporte une «dimension scientifique» à ma pratique qui renforce la professionnalisation de mon enseignement.
J’utilise délibérément de moins en moins le terme «correction» parce que cette notion ne correspond pas à ce que j’essaie de faire. L'élève n'est plus simplement celui ou celle dont on corrige les erreurs, mais un·e apprenant·e actif·ve dont on évalue la progression. Les rétroactions régulières et détaillées liées aux artefacts du portfolio lui permettent de mieux comprendre son cheminement et d'agir concrètement sur sa progression. Cette responsabilisation accrue renforce naturellement sa motivation, son engagement et sa persévérance. Étrangement, ceci affecte aussi comment je perçois mon travail et comment je l’exerce. J’ai beaucoup de boulot, mais on dirait qu’il est devenu plus léger.
[Publié le 25 novembre 2024 | révisé le 13 décembre 2024]
Références
Conseil supérieur de l'éducation (2018), Rapport sur l'état et les besoins de l'éducation 2016-2018 ; Évaluer pour que ça compte vraiment, p. 24 [En ligne]
Conseil supérieur de l'éducation et Commission de l'éthique en science et en technologie (2024). Intelligence artificielle générative en enseignement supérieur : enjeux pédagogiques et éthiques, Québec, Le Conseil; La Commission, 113 p. [En ligne]
Clark, R., & Talbert, R. (2023). Grading for Growth: A Guide to Alternative Grading Practices that Promote Authentic Learning and Student Engagement. Stylus Publishing.
VIAU, Rolland (2009). La motivation à apprendre en milieu scolaire, Saint-Laurent, ERPI, 217 p.
Bon article, comme toujours. Merci!
Petite question. Tu dis : "De la phase 1 à la phase 2, il y a des indices que j’ai décidé de laisser tomber parce qu’ils me semblaient superflus ou trop compliqués." As-tu des exemples d'indices abandonnés?