À première vue, le volume d'évaluation semble écrasant : avec 14 artefacts et une analyse finale pour une cinquantaine d'élèves, cela représente environ 750 évaluations en un seul trimestre ! Or, après 15 semaines d'expérimentation, l'expérience montre que cette charge génère paradoxalement moins de lourdeur qu'un système traditionnel. Comment expliquer ce paradoxe apparent ?
La double charge de l'évaluation traditionnelle
Les travaux de Chanquoy, Tricot et Sweller (2007) nous aident à comprendre comment la charge cognitive, particulièrement intense en situation d'évaluation, mobilise nos ressources mentales. Cependant, l'évaluation que je pratiquais jusqu'à maintenant m'imposait une double charge : cognitive d'abord, par l'intensité des traitements mentaux requis pour évaluer simultanément fond et forme, mais aussi émotionnelle, à travers le poids des décisions qui influencent directement le parcours des élèves.
L'évaluation traditionnelle active simultanément les quatre facteurs de stress identifiés par Lupien (2023) : perte de contrôle sur le processus d'évaluation et ses conséquences; imprévisibilité des résultats malgré une préparation qui semblait adéquate; nouveauté constante des situations d'évaluation qui empêche l'automatisation du jugement; et menace à l'ego professionnel quand les faibles résultats semblent refléter la faible qualité de notre enseignement. Cette analyse des facteurs CINÉ permet de comprendre pourquoi l'évaluation traditionnelle peut être si éprouvante émotionnellement pour les enseignants — et pourquoi une approche comme la pratique alternative de notation (PAN), qui désamorce plusieurs de ces facteurs, représente un allègement significatif de la charge émotionnelle.
Non seulement le système sommatif génère chez l'enseignant une charge émotionnelle considérable, il crée de multiples sources de stress qui peuvent également entraver l'apprentissage des élèves. «En classe, les élèves peuvent se sentir menacés par des sentiments d'aliénation ou déstabilisés face à des leçons et du matériel d'apprentissage incompréhensibles. L'anxiété liée aux examens, la peur d'être ridiculisé pour avoir donné une «mauvaise» réponse, les sentiments d'isolement dus à des différences physiques ou linguistiques, la frustration de ne pas comprendre les informations présentées — tous ces sentiments négatifs sont autant de sources de stress qui peuvent compromettre l'apprentissage.» (Wilson et Connyer, p. 102)
Les plus récentes données sur la santé mentale des étudiants montrent aussi que la proportion des personnes qui déclarent vivre beaucoup de détresse psychologique a doublé chez les étudiantes collégiales, passant de 18 % avant la pandémie à 36 % post-pandémie. Ce taux a presque triplé chez les étudiants collégiaux, augmentant de 9 % à 26 %.
Katrine Desautels, (PC), Le Devoir, 29 octobre 2024)
Un allègement significatif
La PAN transforme profondément le rapport à l'évaluation en incarnant ce que Dweck appelle «l'état d'esprit de développement» : l'idée que nos capacités, loin d'être figées, peuvent se développer avec le temps et la pratique. Cette perspective redéfinit fondamentalement l'erreur, qui n'est plus une fatalité à sanctionner mais devient une étape naturelle et constructive de l'apprentissage. En libérant l'évaluation de sa fonction strictement sommative, la PAN crée un environnement propice au développement de ces compétences fondamentales, tant pour l'élève que pour l'enseignant.
L'impact le plus significatif — et peut-être le plus inattendu — de cette transformation du travail enseignant concerne justement sa dimension émotionnelle. La PAN libère de ce fardeau en reconnaissant la nature non-linéaire de l'apprentissage. Les difficultés initiales ne sont plus vécues comme des échecs définitifs, mais comme des étapes dans un processus de développement. Cette perspective rejoint ce que Hattie (2017) souligne : «les erreurs créent des possibilités. Elles ne devraient pas être perçues comme une source de honte, un signe d'échec ou quelque chose à éviter» (p. 179).
La recherche en sciences cognitives nous rappelle un fait important : si nous ne pouvons pas éliminer toutes les sources de stress dans la vie de nos élèves, nous avons la possibilité de créer en classe un environnement propice à l'apprentissage. Cet environnement sécurisant, où l'erreur est acceptée et même valorisée comme outil d'apprentissage, permet aux élèves de prendre ces risques intellectuels essentiels à leur développement. La pratique alternative de notation contribue directement à créer ce climat de confiance en désamorçant la charge émotionnelle traditionnellement associée à l'évaluation.
La pratique alternative de notation, avec sa note qualitative non chiffrée, ses rétroactions et ses jetons, agit précisément sur ces mécanismes psychologiques qui créent la charge émotionnelle. En permettant les reprises, elle transforme l'erreur d'une menace à l'estime de soi en opportunité d'apprentissage. En valorisant la progression individuelle plutôt que la comparaison sociale, elle atténue les sentiments d'isolement qui peuvent paralyser certains élèves. En fournissant des rétroactions constructives et régulières, elle aide à surmonter la frustration de l'incompréhension initiale.
Une charge transformée
Je constate une transformation concrètement dans la qualité des interactions avec les élèves. Leurs questions témoignent d'une curiosité intellectuelle nouvelle : certains s'interrogent sur des concepts complexes comme l'aliénation des nations autochtones (dont je n'ai jamais parlé en classe!), dépassant largement le cadre habituel du cours de littérature 101. Je le vois dans leurs yeux brillants, leurs sourires, leur attitude : ce ne sont plus des élèves qui chassent les points, mais des apprenants engagés dans une démarche authentique de développement. Ces observations, bien qu'impossibles à quantifier, constituent peut-être les indicateurs les plus intéressants de l'impact positif de la PAN sur le climat d'apprentissage. Leur engagement se révèle aussi dans leur approche du français : plutôt que de simplement utiliser le correcteur en ligne, ils cherchent à comprendre les mécanismes de la langue, viennent me questionner sur les classes de mots et les fonctions syntaxiques. Cette volonté de comprendre plutôt que de simplement corriger témoigne d'un changement profond dans leur rapport à l'apprentissage.
Les travaux reflètent davantage une réflexion authentique qui stimule l'engagement intellectuel. Comme le souligne Viau, «une évaluation qui permet à l'élève de constater sa progression crée un cercle vertueux de motivation et de développement» (Viau, 2009). Les recherches en motivation scolaire montrent que les enseignants adoptant un style informatif, axé sur la compréhension des erreurs plutôt que sur leur sanction, améliorent significativement la motivation intrinsèque et l'estime de soi de leurs élèves (Lieury & Fenouillet, 2019). La PAN ne fait pas que réduire la charge émotionnelle de l'évaluation — elle transforme qualitativement l'expérience d'enseignement pour créer un environnement plus propice à l'apprentissage, tant pour les élèves que pour les enseignants.
Lire et évaluer les travaux des élèves chaque semaine n'est plus la tâche anxiogène que je connaissais. Elle est devenue une occasion d'observer leur progression, de constater comment ils s'approprient les stratégies enseignées, d'apprécier leur engagement croissant dans l'apprentissage. J'ai même découvert — et j'hésite presque à l'avouer — un certain plaisir dans cette activité que je redoutais tant auparavant.
Bien sûr, rien n’est parfait. Et cette transformation n'est pas non plus magique. Elle découle d'un ensemble de changements qui ne sont pas toujours faciles à explorer, mais qui se renforcent mutuellement : le séquençage des tâches qui réduit la surcharge cognitive, l'enseignement explicite qui structure l'apprentissage, et surtout cette approche de l'évaluation qui valorise le développement plutôt que le jugement. Délestée des émotions négatives qui l'accompagnaient traditionnellement — anxiété face aux échecs, culpabilité face aux notes faibles, frustration devant les erreurs répétées — l'évaluation retrouve cependant sa fonction première : guider l'apprentissage.
Les données du monitorage comme les observations de terrain confirment cette évolution : plus de 90% des élèves estiment que le climat de classe favorise leur apprentissage. Ce n'est pas surprenant. Je crois que cette PAN transforme l'évaluation d'un fardeau en un dialogue constructif entre l'enseignant et ses élèves.
Références
Chanquoy, L., Tricot, A. et Sweller, J. (2007). La charge cognitive : théorie et applications. Armand Colin.
Desautels, K. La culture de performance a pu contribuer aux enjeux suicidaires d’étudiants, Le Devoir, 29 octobre 2024 [En ligne]
Dweck, C. S. (2019). Changer d'état d'esprit : Une nouvelle psychologie de la réussite. Mardaga.
Hattie, J. (2017). L'apprentissage visible pour les enseignants. Presses de l'Université du Québec.
LIEURY, Alain, et FENOUILLET, Fabien (2019). Motivation et réussite scolaire (4e éd.). Paris : Dunod, coll. « Éducation sup », 224 p.
LUPIEN, S. (2023). Le stress au travail vs le stress du travail. Éditions Va Savoir.
Talbert, R. (2023). Grading for Growth: A Guide to Alternative Grading Practices that Promote Authentic Learning and Student Engagement. Stylus Publishing.
Viau, R. (2009). La motivation à apprendre en milieu scolaire. ERPI.
Wilson, Donna, & Conyers, Marcus. (2020). Five Big Ideas for Effective Teaching: Connecting Mind, Brain, and Education Research to Classroom Practice (2e éd.). Teachers College Press.
[Publié le 11 décembre 2024 | révisé le 13 décembre 2024]