# 5 | Mettre en place une pratique de notation alternative (PAN)
Favoriser l'apprentissage par l'erreur et le risque
J'expérimente une approche qui s'inspire à la fois de la notation par spécifications et de l'évaluation sans notes. Elle vise à favoriser l'engagement dans l'apprentissage tout en maintenant des critères de performance élevés.
La problématique des notes traditionnelles
Susan Blum, dans Ungrading, identifie plusieurs problèmes inhérents aux systèmes de notation traditionnels qui justifient le passage à des pratiques alternatives de notation (PAN). Tout d'abord, l'inconsistance et la subjectivité des notes sont des enjeux majeurs. Des recherches datant de 1912 à nos jours montrent une grande variabilité dans l'attribution des notes par différents évaluateurs pour un même travail, remettant en question leur fiabilité. De plus, comme le relève le Conseil supérieur de l’éducation, les notes traditionnelles échouent souvent à communiquer un feedback substantiel et utile aux étudiants. Elles tendent à favoriser une mentalité de «chasse aux points» plutôt qu'un véritable engagement dans l'apprentissage, décourageant la prise de risque intellectuel et la créativité.
La pratique alternative de notation s'inscrit dans une remise en question plus large de l'évaluation traditionnelle. Comme le souligne le Conseil supérieur de l'éducation (2018), les notes chiffrées «ont une valeur informative pauvre et contribuent à véhiculer une vision techniciste et comptable de l'évaluation». C'est pourquoi j'ai choisi d'adopter, en plus d'une pratique d'évaluation continue, une pratique alternative de notation, en abandonnant les notes chiffrées en cours de trimestre au profit d'une évaluation qualitative centrée sur la progression. Cette approche s'aligne avec les recherches récentes qui montrent que l'évaluation, plutôt que de simplement mesurer l'apprentissage, devrait le soutenir activement (Clark & Talbert, 2023 ; Nilson, 2014 ; Blum, 2020 ; Feldman, 2023 ; Pasquini, 2021)
Le système traditionnel peut également générer du stress et de l'anxiété chez les étudiants, nuisant potentiellement à leur apprentissage. Enfin, la note sommative peut parfois conduire à des comportements indésirables comme la tricherie ou la recherche de cours «faciles» pour améliorer sa moyenne, détournant ainsi l'attention de l'objectif principal qui est l'apprentissage. Ces défis soulignent la nécessité de repenser nos approches d'évaluation pour créer des environnements d'apprentissage plus équitables, motivants et centrés sur le développement réel des compétences des étudiants.
À l’instar des collègues Bruno Voisard, Caroline Cormier et François Arseneault-Hubert, enseignants en chimie au Cégep André-Laurendeau qui avaient publié dans «Pédagogie collégiale» un article à ce sujet1, j’ai décidé d’expérimenter moi aussi une pratique alternative de notation. Ici, le cœur de ce système repose sur l'évaluation d'un dossier d’apprentissage (une série d'artefacts, ou plus communément d’exercices) produits par les étudiants tout au long du trimestre. Chaque artefact est évalué selon cinq critères : la structure, la rigueur, la plausibilité, la nuance et la qualité du français écrit. Plutôt que d'attribuer des notes chiffrées, j’utilise une échelle à quatre niveaux basée sur la taxonomie SOLO, allant de «incomplet» à «étendu». Cette approche, comme le souligne Linda Nilson dans Specifications Grading, permet de «concentrent leur énergie sur le développement d'attentes et d'exigences détaillées pour tous les étudiants et les communiquent clairement». 2
Un aspect très important de ce système est l'accent mis sur la progression de l'étudiant plutôt que sur une performance ponctuelle. La note finale du portfolio est déterminée par les dernières productions du trimestre. Cette approche s'aligne avec la vision de Robert Talbert et David Clark dans Grading for Growth, qui soulignent l'importance de déplacer l'attention des points vers l'apprentissage (shift the focus from points to learning). En effet, ce système encourage les étudiants à voir chaque artefact comme une opportunité d'apprentissage plutôt que comme un simple point à gagner. 3
Le dispositif des jetons de reprise
Pour soutenir cette vision de l'apprentissage continu, chaque étudiant reçoit deux jetons au début du trimestre, utilisables pour reprendre et améliorer un artefact. Plus qu'une simple seconde chance, ces jetons font partie intégrante du processus d'apprentissage : les étudiants doivent réfléchir à leur travail initial, identifier les aspects à améliorer et planifier leurs modifications. Cette approche révèle une prise de conscience intéressante : plusieurs étudiants choisissent stratégiquement de reprendre des artefacts situés tôt dans leur démarche, comprenant que l'amélioration d'un travail initial (stratégies de lecture, carte mentale, plan) influence positivement toute la suite du processus. Cette utilisation des jetons témoigne d'un engagement profond dans l'apprentissage, où chaque étape est perçue comme une opportunité de renforcer les fondations du travail final. Comme le note Susan Blum dans Ungrading, de telles approches alternatives à la notation traditionnelle peuvent «réduire le stress des étudiants et les encourager à prendre des risques». 4
Cette approche alternative de l'évaluation a été expérimentée lors du trimestre d'hiver 2024, produisant des résultats encourageants. Même sans le système de jetons, qui n'a été introduit qu'à l'automne suivant, j’ai observé un impact significatif sur l'engagement des élèves : 34 élèves sur 44 (77%) ont non seulement complété plus de 80% des artefacts du portfolio, mais ont aussi démontré une progression mesurable de leurs compétences au fil du trimestre. Ces observations préliminaires suggèrent que le système atteint son objectif principal : favoriser un engagement soutenu dans l'apprentissage tout en maintenant des standards académiques élevés.
Une transformation de l’évaluation
Ce système d'évaluation rompt délibérément avec la logique traditionnelle de l'évaluation. Plutôt que de simplement accumuler des points, les étudiants sont encouragés à s'engager dans un processus d'apprentissage continu. Comme le souligne le Conseil supérieur de l'éducation, il est important de «briser la logique comptable de l'évaluation» pour favoriser un apprentissage authentique. 5
En plaçant l'apprentissage au centre du processus d'évaluation, nous créons un environnement où les étudiants peuvent prendre des risques, apprendre de leurs erreurs et développer une véritable autonomie intellectuelle. Les résultats préliminaires sont prometteurs, mais ce n'est qu'un début. La prochaine étape consistera à affiner cette approche en fonction des retours des étudiants.
[Publié le 28 octobre 2024 | révisé le 13 décembre 2024]
B. Voisard, C. Cormier & F. Arseneault-Hubert (2024), Les pratiques alternatives de notation. Pour mieux soutenir les apprentissages et en témoigner, Pédagogie collégiale, vol. 37, n˚2, p. 27 [En ligne]
Nilson, L. B. (2014). Specifications Grading: Restoring Rigor, Motivating Students, and Saving Faculty Time. Stylus Publishing. (page 128)
Clark, R., & Talbert, R. (2023). Grading for Growth: A Guide to Alternative Grading Practices that Promote Authentic Learning and Student Engagement. Stylus Publishing.
L'idée de «shift the focus from points to learning» est un thème récurrent dans l'ouvrage, notamment dans le chapitre 3.
Blum, S. D. (Ed.). (2020). Ungrading: Why Rating Students Undermines Learning (and What to Do Instead). West Virginia University Press.
L'idée sur la réduction du stress et l'encouragement à prendre des risques est développée dans le chapitre d'introduction.
Conseil supérieur de l'éducation. (2018). Évaluer pour que ça compte vraiment, Rapport sur l'état et les besoins de l'éducation 2016-2018. Gouvernement du Québec. (Page 8)