En 1995, l'enseignement collégial de la littérature s'axait sur les classiques et l'histoire littéraire française. L'implantation d'une épreuve uniforme nationale en 1996 a profondément marqué les pratiques pédagogiques. Trente ans plus tard, l'intelligence artificielle générative remet en question ce modèle.
La portée de l’Épreuve uniforme
L'Épreuve uniforme de français (EUF) reste centrale dans l'enseignement de la littérature au collégial. Elle exige une dissertation critique manuscrite de 900 mots en 4h30, sans notes ni appareils électroniques. Sa réussite conditionne l'obtention du DEC depuis 1998. Ce format, issu d'une époque pré-Google, soulève aujourd'hui des questions sur son authenticité : qui écrit encore à la main, sans documentation, pendant quatre heures ?
Je crois que ces éléments appellent à une refonte significative des méthodes d'enseignement et d'évaluation pour les rendre plus cohérentes avec la réalité d’aujourd’hui. Mais le changement de paradigme est… considérable.
L'importance des compétences de haut niveau
À la fin des années quarante, Benjamin Bloom et des dizaines de collègues ont créé une échelle taxonomique visant à classer les différentes habiletés cognitives. Cette taxonomie, révisé par Anderson et Krathwohl au tournant du siècle, fait encore autorité aujourd’hui. Elle est composée de 6 niveaux hiérarchiques, chacun présentant des opérations intellectuelles typiques.
Ce qu'on appelle des «compétences de haut niveau» (HOTS : High Order Thinking Skills) fait référence aux capacités d'analyse, d'évaluation, de création et de réflexion critique qui vont au-delà de la simple compréhension ou application de connaissances. Les HOTS font référence aux processus cognitifs complexes identifiés dans les niveaux supérieurs de la taxonomie de Bloom révisée. Le développement de la littératie (la capacité à lire, comprendre, interpréter, évaluer, critiquer puis écrire des textes) peut exiger des habiletés de haut niveau. Elles impliquent une manipulation complexe des idées et une réflexion approfondie sur le processus d'apprentissage lui-même.
L'utilisation de l'IA pour la tâche de la «rédaction» (d'analyses ou de dissertations) remet en question le niveau de complexité cognitive de cette habileté. Il la renvoie certainement plus loin dans les compétences de bas niveau (LOTS : Low Order Thinking Skills).
Cette distinction entre compétences de bas et de haut niveau nous invite à repenser notre approche pédagogique. Si la rédaction elle-même peut être assistée par l'IA, comment pouvons-nous nous concentrer sur le développement des compétences de haut niveau ? La réponse pourrait se trouver dans une attention accrue au processus d'apprentissage lui-même.
L'accent sur le processus d'apprentissage
En mettant l'accent sur des compétences de haut niveau, on pourrait développer chez les étudiants des capacités que l'IA ne serait pas facilement capable de reproduire (pour l'instant). On développerait des habiletés cognitives qui seraient non seulement utiles dans la vie moderne, mais qui seraient aussi observables et mesurables dans un parcours d’apprentissage.
Les étudiants qui apprennent et appliquent différentes stratégies de lecture, des techniques d'annotation, d'identification des idées et de questionnement critique du texte peuvent élaborer ensuite une carte mentale afin d'organiser visuellement leurs idées et établir des liens entre différents concepts. Ils développent leur argumentation de manière logique et démontrent leur compréhension approfondie dans un plan de rédaction assez détaillé.

Une approche basée sur le développement de la littératie peut potentiellement accroitre la valeur de l’apprentissage en misant sur des compétences de haut niveau. Ceci peut aussi accroître la pertinence perçue des cours de littérature aux yeux des étudiants, en particulier ceux qui ne se destinent pas à des carrières littéraires (c’est-à-dire à peu près tout le monde).
Ce changement de cap permet aux élèves de développer progressivement leurs compétences en appliquant différentes habiletés cognitives à travers des stratégies enseignées de façon explicite : l'interprétation des idées, leur structuration, leur développement et, enfin, leur expression. L'enseignement et l'évaluation de ces phases (l’alignement constructif du processus) permet à l'enseignant de voir comment l'étudiant construit sa compréhension et son interprétation, particulièrement pendant les pratiques guidées.
Comme l’écrivent Biggs et Collis (1982) au sujet de la taxonomie SOLO, «il existe un besoin urgent de critères qualitatifs d'apprentissage ayant une valeur tant formative que sommative. La mise en correspondance des résultats d'apprentissage avec les intentions initiales d'apprentissage devrait se faire en des termes tels que l'information ainsi fournie devienne une rétroaction précieuse tant pour l'enseignant que pour l'élève.» (p. 15). L’évaluation axée sur le processus offre également des opportunités d'intervention pédagogique ciblée sur le cheminement intellectuel de l'étudiant plutôt que sur un résultat ponctuel en fin de parcours.
De plus, l'accent sur le processus encourage davantage la métacognition en rendant les étudiants plus conscients de leurs propres processus de pensée et d'apprentissage. Elle pourrait participer à les rendre plus compétents et plus autonomes.
Cette machine est-elle faite pour tricher ?
Étonnamment, la prochaine étape dans cette évolution pédagogique pourrait bien être l'intégration de l'IA comme partenaire de rédaction. Les étudiants fourniraient leur plan détaillé à un système d'IA qui se chargerait ensuite de la rédaction de l'analyse littéraire. Comment assurer le développement de la littératie si on délègue la rédaction à une machine ?
Il s’agirait d’en faire une autre étape du processus où la réflexion se poursuit avec la même rigueur. Les étudiants pourraient évaluer la fidélité du texte produit par l'IA par rapport à leur plan initial. Il leur faudrait identifier les écarts entre leurs intentions et l'interprétation de l'IA, analyser ses choix stylistiques et l'intégration des preuves, juger de leur pertinence et éventuellement améliorer itérativement leur travail en fonction des résultats obtenus.
A priori, les élèves ne cherchent pas à tricher. Ils veulent sincèrement développer leur autonomie et leur sentiment de compétence. Ils veulent apprendre. Et l'enseignant est là dans la classe, présent, informé sur leur parcours, à l'écoute et disponible. Pourquoi demander de l'aide à une IA quand mon prof est là, à côté de moi, pour répondre à mes questions et me guider dans ma pratique ?
L'appropriation de l'IA dans notre pédagogie pourrait-elle rendre notre enseignement plus relationnel ? Peut-être même plus bienveillant ? Nous permettrait-elle de nous concentrer davantage sur l'accompagnement personnalisé de nos étudiants dans leur processus d'apprentissage? Il me semble que la tricherie devient moins tentante…
Cette approche s'inscrit dans la vision de Bowen et Watson qui rappellent que «l'objectif n'est pas de faire réfléchir l'IA à votre place, mais d'avoir un dialogue qui vous aide à réfléchir.» Il s'agit donc de faire de l'IA un outil au service de la pensée critique plutôt qu'un substitut à celle-ci. Pourquoi jouer à la police avec les élèves quand une autre solution créative est possible ?
Défis et considérations éthiques
L’arrivée de l’IA nous offre l'opportunité de repenser nos pratiques pédagogiques et de préparer nos étudiants aux défis du 21e siècle. Que l'IA prenne en charge la rédaction ou non, notre enseignement peut tout à fait se concentrer sur le développement des compétences de haut niveau en littératie, telles que l'analyse critique et la synthèse. Nous pouvons peut-être mieux préparer nos étudiants à un monde où la collaboration humain-machine sera de plus en plus courante. Comme le soulignent encore Bowen et Watson dans Teaching with AI, «Ceux qui peuvent collaborer et réfléchir avec l'IA remplaceront progressivement ceux qui ne le peuvent pas.» C'est une compétence qui pourrait s'avérer précieuse dans leur future vie professionnelle.
Toute exploration n’est pas sans incertitudes. Et il va sans dire que les découvertes se font parfois « par accident ». Le développement d’une pratique est jalonné de questionnements, d'expérimentations, d'imperfections, de doutes, parfois de ratés, mais surtout d'ajustements constants. C’est l’objectif de ce blog que de documenter un peu ce parcours.
Nous verrons dans la prochaine chronique un autre aspect du «projet pilote» en cours : une pratique alternative de notation.
[Publié le 27 octobre 2024 | révisé le 26 décembre 2024]
Références :
BIGGS, John B. & Kevin F. Collis (1982), Evaluating the Quality of Learning ; The SOLO Taxonomy (Structure of the Observed Learning Outcome). Elsevier Inc.
Fortier, D. (2012). L'épreuve uniforme de français et «Correspondance». Correspondance, 17(2). [En ligne]
Gouvernement du Québec, Épreuve uniforme de français [En ligne] Consulté le 13 octobre 2024.