L'histoire de l'apprentissage humain commence par un paradoxe fascinant qui éclaire notre capacité d'adaptation. Contrairement aux autres grands primates dont la gestation dure 21 mois, le bébé humain naît après seulement 9 mois. Cette apparente prématurité, identifiée en 1926 par le biologiste Louis Bolk, pourrait sembler être une faiblesse évolutive. Pourtant, cette naissance «prématurée» s'est révélée être l'un de nos plus grands avantages adaptatifs.
Selon Charles Pépin (2018), cette dépendance prolongée a façonné notre nature profondément sociale. Cette vulnérabilité initiale a aussi créé les conditions d'une plasticité cérébrale accrue qui nous pousse à développer des capacités d'apprentissage et d'adaptation uniques dans le règne animal. Notre immaturité à la naissance nous contraint à une période d'apprentissage prolongée qui a permis l'émergence de facultés cognitives exceptionnelles.
L'émergence d'une pause cognitive
Cette particularité développementale a conduit à une innovation majeure dans l'architecture de notre cerveau : l'insertion d'une pause cognitive entre la perception et l'action. Alors que la plupart des animaux réagissent de manière quasi automatique aux stimuli de leur environnement, le cerveau humain a développé la capacité de suspendre temporairement sa réponse. Ce délai, comme l'expliquent Gazzaley et Rosen dans leur analyse du «cerveau distrait», permet l'émergence de processus d'évaluation et de prise de décision (Gazzaley et Rosen, 2016).
Cette pause cognitive est bien plus qu'un simple retard dans le traitement de l'information — elle crée l'espace mental nécessaire à l'analyse approfondie, à la réflexion et à la planification. Elle permet notamment le développement de deux capacités très importantes : l'attention soutenue, qui nous permet de nous concentrer sur une tâche complexe, et la mémoire de travail, qui nous permet de manipuler mentalement les informations. Ces facultés sont au cœur de notre capacité d'apprentissage intentionnel.
Les structures cérébrales de l'apprentissage
Notre cerveau dispose de deux structures complémentaires qui orchestrent l'apprentissage : le striatum et le cortex cingulaire. Leur fonctionnement coordonné nous permet d'apprendre de nos expériences et d'affiner continuellement nos comportements.
Le striatum fonctionne comme un système de récompense dont le rôle est fondamental pour l'apprentissage. Il renforce sélectivement les comportements bénéfiques à notre survie et à notre adaptation. Dans son analyse du cerveau humain, Bohler explique que le striatum utilise la dopamine comme un signal de récompense : lorsqu'un comportement augmente nos chances de survie ou favorise la transmission de nos gènes, le striatum libère de la dopamine qui vient consolider les circuits neuronaux impliqués (Bohler, 2020).
Cette dopamine agit littéralement comme une «colle» moléculaire qui renforce les connexions entre les neurones ayant participé à ce comportement bénéfique. Ce système d'apprentissage sophistiqué fonctionne également en négatif. Quand une action produit un résultat sous-optimal ou néfaste, le striatum réduit la libération de dopamine, ce qui entraîne progressivement l'affaiblissement des connexions neuronales correspondantes. C'est ainsi que le cerveau affine graduellement son répertoire de comportements, privilégiant ceux qui s'avèrent les plus avantageux pour l'organisme.
Le cortex cingulaire, quant à lui, joue un rôle complémentaire mais tout aussi essentiel dans l'apprentissage. Il fonctionne comme un système de détection et de correction des erreurs de prédiction. Cette structure cérébrale compare constamment nos attentes avec la réalité, générant un signal d'alerte lorsqu'elle détecte un décalage. Ce mécanisme est crucial pour l'apprentissage, car il nous permet d'identifier nos erreurs et d'ajuster nos comportements en conséquence.
La sensibilité du cortex cingulaire aux erreurs de prédiction explique pourquoi nous sommes particulièrement réceptifs aux situations qui ne correspondent pas à nos attentes. Dans un environnement stable, où les changements sont graduels et prévisibles, ce système nous permet de nous adapter progressivement. Cependant, face à des changements trop rapides ou imprévisibles, cette même sensibilité peut devenir source de stress et d'anxiété (Bohler, 2023).
Une collaboration sophistiquée pour l'apprentissage
Le striatum et le cortex cingulaire travaillent en étroite synergie, créant un système d'apprentissage remarquablement efficace. Pendant que le cortex cingulaire détecte les erreurs et signale les besoins d'ajustement, le striatum renforce les nouveaux comportements qui s'avèrent efficaces. Cette collaboration permet un apprentissage à la fois rapide et durable.
Le processus fonctionne comme une boucle d'optimisation continue. Lorsque nous faisons face à une nouvelle situation, le cortex cingulaire compare nos prédictions aux résultats réels. S'il détecte une erreur, il déclenche un signal d'alerte qui nous pousse à modifier notre comportement. Si la nouvelle approche donne de meilleurs résultats, le striatum libère de la dopamine qui consolide ce nouveau circuit neuronal. Cette boucle se répète jusqu'à ce que nous ayons développé des réponses optimales aux situations rencontrées.
L'apprentissage comme système de prédiction
Cette architecture cérébrale fait de nous de véritables machines à prédiction. Dans son analyse des mécanismes du sens, Bohler (2023) souligne que notre capacité à anticiper les événements à partir de nos observations constitue un avantage évolutif majeur. Notre cerveau construit en permanence des modèles du monde qui nous permettent d'anticiper les conséquences de nos actions et d'adapter notre comportement en conséquence.
Dans cette perspective, l'erreur n'est pas un échec, mais une information précieuse qui nous permet d'affiner nos prédictions. Chaque fois que nous nous trompons, notre cerveau ajuste son modèle interne du monde, améliorant progressivement sa capacité à prédire et à répondre aux événements futurs. Cette vision de l'apprentissage comme un processus d'affinement continu de nos prédictions a des implications profondes pour la pédagogie.
La neuroplasticité au service de l'apprentissage
La capacité de notre cerveau à se modifier en fonction de l'expérience, ou neuroplasticité, est au cœur de l'apprentissage. Steve Masson (2020) utilise une métaphore particulièrement éclairante pour expliquer ce processus : celle d'un sentier qui se forme dans une forêt. Comme un chemin qui devient plus praticable à mesure qu'on l'emprunte, les connexions neuronales se renforcent avec la répétition. Cependant, tout comme un sentier peut s'effacer s'il n'est plus utilisé, les connexions neuronales peuvent s'affaiblir sans pratique régulière : «Si l'apprenant cesse d'emprunter le sentier créé, lentement, les herbes, les arbustes et les arbres y reprennent leur place. Le sentier s'efface alors progressivement et il redevient difficile de passer du point A au point B. De la même manière, si on cesse d'activer les réseaux de neurones créés grâce à l'apprentissage, les neurones peuvent réduire la force de leurs connexions.» (Masson, 2020, p. 48)
Je crois que cette compréhension du cerveau comme un organe plastique qui se modifie physiquement avec l'apprentissage a des implications importantes pour l'enseignement. Elle souligne notamment l'importance de la pratique régulière et de la répétition espacée pour consolider les apprentissages. Plus important encore, elle suggère que nos capacités ne sont pas fixées, mais peuvent se développer tout au long de la vie.
En fait, notre compréhension des mécanismes cérébraux de l'apprentissage peut directement informer nos pratiques pédagogiques. Comme le souligne Masson : «Pour apprendre, il faut que le cerveau change et, pour changer, il doit s'activer. C'est la règle la plus importante qui régisse la neuroplasticité et la condition essentielle à tout apprentissage.» (Masson, 2020, p. 23)
Implications dans la salle de classe
L'enseignement explicite s'aligne remarquablement bien avec notre connaissance du fonctionnement cérébral.
La modélisation, première phase de l'enseignement explicite, correspond biologiquement à une première activation des réseaux neuronaux appropriés. Quand l'enseignant démontre explicitement une procédure ou une stratégie, il ne fait pas que transmettre une information — il active chez les élèves des circuits neuronaux spécifiques grâce aux neurones miroirs. Ces neurones particuliers, comme l'explique Masson, s'activent aussi bien quand on observe une action que lorsqu'on l'exécute soi-même (Masson, 2020, p. 69). C'est comme si l'enseignant traçait un premier sentier dans la forêt dense des connexions neuronales possibles, offrant aux élèves un chemin préférentiel à suivre.
La pratique guidée joue ensuite un rôle majeur dans la consolidation des apprentissages. Cette phase permet d'activer répétitivement les bons circuits neuronaux tout en évitant le renforcement de connexions erronées. La rétroaction immédiate est particulièrement importante à ce stade — elle permet au cortex cingulaire de détecter rapidement les erreurs et d'ajuster le comportement avant que des connexions inappropriées ne se renforcent.
La qualité de la rétroaction est essentielle. Comme le souligne Masson, une rétroaction élaborée qui explique non seulement si la réponse est correcte, mais aussi pourquoi elle l'est (ou ne l'est pas) a un impact beaucoup plus fort sur l'apprentissage. Cette rétroaction détaillée aide le cerveau à affiner ses modèles prédictifs et à renforcer les connexions neuronales appropriées.
Lors de la pratique autonome, l'élève active et renforce de manière indépendante les circuits neuronaux établis. À ce stade, la rétroaction peut être différée pour ne pas interrompre le processus complexe de traitement cognitif en cours. Cette phase correspond à une utilisation répétée du «sentier» neural, le rendant progressivement plus stable et plus facile d'accès.
Cette progression de la modélisation vers l'autonomie respecte tout à fait les principes de la neuroplasticité. Elle permet une activation répétée des circuits appropriés tout en minimisant les risques d'erreurs qui pourraient créer des connexions indésirables. De plus, l'espacement des pratiques favorise une consolidation plus durable des apprentissages en donnant au cerveau le temps de renforcer les connexions synaptiques entre les phases d'activation.
Implications pour l'évaluation et le suivi
Cette compréhension des mécanismes cérébraux de l'apprentissage transforme également notre approche de l'évaluation. Si l'apprentissage consiste biologiquement en la création et le renforcement de connexions neuronales, alors l'évaluation devrait nous renseigner sur l'état de ces connexions et guider leur développement optimal.
Une pratique alternative de notation, fondée sur la compréhension des mécanismes cérébraux, prend tout son sens. L'objectif n'est plus simplement de mesurer une performance, mais de fournir les informations nécessaires pour optimiser le développement des réseaux neuronaux appropriés. La taxonomie SOLO offre ici un cadre particulièrement pertinent car elle permet d'observer finement la progression dans la complexité des connexions établies.
Par exemple, quand un élève passe du niveau unistructurel (capacité à identifier un élément isolé) au niveau multistructurel (identification de plusieurs éléments), nous observons la création de nouvelles connexions neuronales. Le passage au niveau relationnel indique ensuite que ces connexions commencent à s'organiser en réseaux plus complexes. Cette progression n'est pas linéaire — elle reflète la nature même de la neuroplasticité, qui procède par phases de réorganisation suivies de consolidation.
La rétroaction joue un rôle central dans ce processus. Les recherches en neurosciences montrent que la rétroaction immédiate est particulièrement efficace lors des phases initiales d'apprentissage, quand les circuits neuronaux sont encore en formation. Masson souligne que cette rétroaction rapide permet d'éviter la consolidation de connexions erronées qui seraient ensuite difficiles à modifier.
Cependant, la temporalité de la rétroaction doit s'adapter à la phase d'apprentissage. Lors de tâches complexes nécessitant une réflexion approfondie, une rétroaction différée peut être préférable pour ne pas interrompre le processus cognitif en cours. L'important est que cette rétroaction soit élaborée, c'est-à-dire qu'elle fournisse des informations précises sur la nature des ajustements nécessaires.
Ainsi, on voit mieux que le monitorage ne consiste pas seulement à suivre ses performances, mais à comprendre où en est l'élève dans le développement de ses réseaux neuronaux. Les «blocages» peuvent être compris comme des configurations neuronales qui nécessitent une réorganisation, tandis que les «sauts» qualitatifs correspondent souvent à l'établissement de nouvelles connexions significatives.
Cette approche permet notamment de mieux comprendre pourquoi certains élèves semblent «stagner» malgré leurs efforts — il est possible que leurs circuits neuronaux soient encore en phase de réorganisation, un processus invisible de l'extérieur, mais essentiel pour l'apprentissage. Cette compréhension nous invite à la patience et à maintenir un soutien constant même en l'absence de progrès immédiatement visibles.
Cultiver un état d'esprit dynamique
La compréhension des mécanismes cérébraux de l'apprentissage débouche naturellement sur ce que Carol Dweck nomme l'état d'esprit dynamique (growth mindset). Cette vision de l'intelligence comme une capacité malléable, qui peut se développer avec l'effort et la pratique, est directement soutenue par les découvertes en neurosciences.
Dans « Changer d'état d'esprit », Dweck montre comment notre vision de l'intelligence influence profondément notre rapport à l'apprentissage. Elle souligne notamment que « la vitesse et la perfection sont les ennemis de l'apprentissage difficile » (Dweck, 2019, p. 203). Cette perspective s'accorde parfaitement avec notre compréhension de la neuroplasticité : les connexions neuronales se développent progressivement, à travers la pratique et l'effort soutenus.
Il me semble que cette compréhension transforme profondément notre rôle d'enseignant·e. Il ne s'agit pas simplement de transmettre des connaissances, mais d'accompagner activement le développement neural des élèves. Cet accompagnement requiert patience et confiance dans la capacité du cerveau à se modifier. Comme le souligne Dweck, « les excellents enseignants croient dans le développement de l'intelligence et du talent et ils sont passionnés par le processus d'apprentissage » (Dweck, 2019, p. 218).
Sans cet état d'esprit dynamique chez l'enseignant·e, nous risquons de perpétuer une vision fixiste des capacités qui transforme les différences de développement en inégalités permanentes. L'enseignement explicite, comme pédagogie rationnelle informée par les neurosciences et guidée par un état d'esprit dynamique, offre au contraire une voie pour une véritable démocratisation de l'apprentissage.
Car au final, comme le rappelle Pépin, « avoir confiance en soi, ce n'est pas être sûr de soi. C'est trouver le courage d'affronter l'incertain au lieu de le fuir » (Pépin, 2021, p. 149). Cette définition s'applique autant aux élèves qu'aux enseignant·es. Dans un monde en mutation rapide et profonde, cultiver un état d'esprit dynamique n'est pas seulement une approche pédagogique — c'est une nécessité pour développer la résilience et l'adaptabilité dont nous avons tous besoin.
Références
Bohler, S. (2020). Le bug humain : pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l'en empêcher. Robert Laffont.
Bohler, S. (2023). Où est le sens ? L'art de naviguer dans un monde insensé. Robert Laffont.
Dweck, C. S. (2019). Changer d'état d'esprit : une nouvelle psychologie de la réussite. Mardaga.
Gazzaley, A. & Rosen, L. D. (2016). The distracted mind: Ancient brains in a high-tech world. MIT Press.
Masson, S. (2020). Activer ses neurones : pour mieux apprendre et enseigner. Odile Jacob.
Pépin, C. (2018). Les vertus de l'échec. Allary Éditions.
Pépin, C. (2021). La confiance en soi : une philosophie. Allary Éditions.