Dans un système éducatif construit autour de l'élève « moyen », nous perpétuons une fiction statistique aussi confortable qu'illusoire. Par exemple, lorsque nous calculons qu'un groupe a une telle moyenne à un test, nous oublions souvent qu'aucun élève n'a peut-être obtenu exactement ce résultat. Cette fixation sur la norme ne reflète pas seulement un paradoxe mathématique, elle révèle une tension fondamentale entre nos méthodes d'évaluation standardisées et la réalité biologique et cognitive de l'apprentissage. Réfléchir à la neurodiversité en éducation nous invite à un renversement de perspective : passer d'un système qui tolère la différence à un environnement qui valorise la divergence comme source d'innovation pédagogique et sociale.
Moyenne, normalité, écart et différence
Un groupe d’élève n’est jamais homogène. Certains élèves peuvent se ressembler sur certains plans, mais leurs similitudes ne sont jamais exactes. L’idée de moyenne (et d’écart à la moyenne) est un repère plus ou moins utile pour caractériser un élève parce que la moyenne est une construction abstraite qui ne correspond pas à grand chose dans la réalité. Par exemple, si on calculait la moyenne d’un groupe à un test et que l’on découvrait qu’elle se situe à 73%, on pourrait tout à fait constater que, pourtant, très peu d’élèves ont exactement cette note. Il se pourrait même qu’absolument personne n’ait obtenu ce résultat dans le groupe. Un « élève moyen » est une fiction statistique. S’il ne faut pas prendre cette fiction pour une réalité, il ne faut surtout pas tordre la réalité pour qu’elle corresponde à la fiction. Exclure certains résultats ou certains parcours est une façon de tordre la réalité et sa diversité parfois surprenante.
Ainsi en est-il de la moyenne et de son écart comme de la norme et de la différence. La norme est une construction semblable à la moyenne. Évaluer de façon normative, c’est se référer à cette construction qui ne correspond à rien dans la réalité pour statuer une réussite ou un échec. On peut évaluer un résultat ou un parcours par rapport à une norme ou une moyenne, mais dans la réalité l’on trouvera dans la majorité des cas des bifurcations qui feront en sorte que chacun dévie de la norme à sa manière. On se rappellera qu’il y a une certaine époque où les enfants gauchers se voyaient imposer d’écrire de la main droite, malgré leurs difficultés, pour des raisons tout à fait arbitraires (voire des croyances ou des superstitions). Faisons-nous la même chose sur d’autres critères?
C’est un paradoxe important en éducation : nos systèmes d'évaluation sont souvent construits autour de normes abstraites qui ne correspondent à aucune réalité concrète, alors que l'apprentissage est un processus fondamentalement individuel et très concret (il implique des stratégies, de l’attention, de la concentration, de l’énergie, des émotions, de l’autorégulation, des efforts, du temps). Enseigner de façon différenciée, c’est se rappeler que chaque individu effectue son propre parcours en fonction de ses capacités, de ses aptitudes et de ses défis. L’évaluation doit être conséquente : elle doit se faire par rapport à des critères observables plutôt qu’à une norme imaginée (ou des valeurs).
L’universalité
Une solution pour avoir une évaluation universelle est d’établir des seuils, de définir des critères observables à partir desquels on peut qualifier un résultat ou situer une position dans un parcours en fonction d’objectifs précis. Or, puisque les individus ont tous leurs particularités, on ne peut pas s’attendre à ce que chacun utilise les mêmes ressources de la même façon dans le même temps requis pour effectuer une tâche et atteindre un certain seuil. Enseigner de façon différenciée, c’est se rappeler qu’il existe différentes façons d’atteindre ces seuils, ces objectifs ou ces positions. Ça ne veut pas dire qu’il faille enseigner de multiples façons, de manière à correspondre à toutes les possibilités de tous les élèves, mais de reconnaître que chacun peut adapter un moyen à ses capacités pour atteindre un objectif. Chacun peut différer d’une norme qui est bien souvent arbitraire.

Le paradigme de la neurodiversité s'inscrit dans une évolution historique plus large des conceptions du handicap et de la différence. La neurodiversité propose un important changement de paradigme — passer d'un modèle du déficit (où tout écart à la norme est considéré comme une déficience) à un modèle de la différence où ces écarts sont reconnus comme des variations naturelles (parfois même avantageuses dans certains contextes). Autrement dit, nous sommes passés d'un modèle médical où la différence est vue comme une pathologie à corriger à un modèle social où le handicap résulte de l'inadaptation de l'environnement.
C’est ainsi que nous passons au paradigme de la neurodiversité qui valorise les différences cognitives comme partie intégrante de la diversité humaine. L'équité reconnaît que des ressources différentes sont nécessaires pour atteindre un même objectif. Dans le contexte de la neurodiversité, cela pourrait signifier non seulement des accommodements, mais une refonte des pratiques pédagogiques pour qu'elles soient intrinsèquement inclusives. Comment les principes de la conception universelle de l'apprentissage (CUA) permettent-ils de respecter la neurodiversité tout en maintenant des attentes élevées? En concevant dès le départ des environnements d'apprentissage flexibles qui intègrent de multiples moyens d'engagement, de représentation et d'action/expression, on réduit le besoin d'accommodements individuels après coup.
Cette vision peut se traduire concrètement dans la conception des tâches d'apprentissage (on peut proposer plusieurs chemins vers un même objectif) et, par conséquent, revoir nos modalités d'évaluation en diversifiant les formats d’apprentissage et d'évaluation. On peut également voir autrement la gestion du temps en reconnaissant les différents rythmes d’apprentissage et les différents rythme de réflexion, de production ou de création.
S’affranchir de la norme et sortir du moule
Ceci implique cependant de tenir compte de défis systémiques à l'implantation d'une approche fondée sur la neurodiversité. La pression des évaluations standardisées (par exemple l’Épreuve uniforme de français) demeure une réalité plutôt contraignante. De plus, la formation limitée des enseignants sur les questions de la neurodiversité ou de la neuroatypie est un élément non négligeable. On veut bien accepter la diversité, mais encore faut-il la reconnaître concrètement et la comprendre pour mieux l’accompagner. Une formation ou une collaboration avec différentes instances multidisciplinaires me semble importante à cet égard. Or, l’inertie des pratiques pédagogiques traditionnelles est peut-être un obstacle ici.
Quand on réfléchit aux tensions entre une approche individualisée respectant la neurodiversité et les contraintes d'un enseignement collectif, il me semble qu’il existe déjà des solutions qui permettent de résoudre ce dilemme. Je crois que le modèle de la RÀI nous offre une belle opportunité. C’est à explorer !
La transformation des pratiques éducatives à l'aune de la neurodiversité n'est pas simplement une question d'accommodement ou de justice sociale. C'est aussi une opportunité de créer des environnements d'apprentissage plus efficaces pour tous, y compris les apprenants « neurotypiques ».
Si nos sociétés veulent parvenir à gérer la vie collective et à améliorer le bien-être de leurs citoyens, elles devront faire preuve d'imagination, c'est-à-dire trouver de nouvelles idées pour résoudre les problèmes technologiques et sociaux. Mais les sociétés, pauvres ou riches, ne parviennent pas toujours à générer la créativité ou l'imagination nécessaire quand il le faut et où il le faut. C'est pourquoi certaines d'entres elles font face à ce que j'appelle un déficit de l'imagination. Pendant que les besoins augmentent, l'offre de créativité reste insuffisante.
Thomas Homer-Dixon, Les défis de l’imagination (p. 9-10)
Dans un monde en changement comme le nôtre, souhaitons que le système éducatif ne se contente pas de tolérer la différence, mais qu’il la valorise activement comme une richesse collective et un moteur d'innovation sociale. Il y a fort à parier que ce soit dans cette diversité que nous trouverons les solutions aux défis d’aujourd’hui.
Texte publié le 9 mars, mis à jour le 23 mars 2025.
Références
Homer-Dixon. T. (2002). Les défis de l’imagination. Boréal.
Desbois, C. (2024). C'est quoi, les neuroatypies ? : le vrai du faux sur l'autisme, le haut potentiel intellectuel, le TDA/H, les dys... Éditions Dangles. Parution : 21 août 2024.
Mottron, L. (2024). Si l’autisme n’est pas une maladie, qu’est-ce? Une refondation de la définition de l’autisme, de son étiologie et de sa place dans l’espèce humaine. Mardaga.