Comment favoriser et mesurer l’engagement des élèves ? Comment évaluer et prévenir les risques d'échec ? Quand intervenir et comment accompagner mes élèves ? Voilà les questions qui ont lancé mon « projet pilote »…
Une autre perspective
Dans la séquence régulière des cours de littérature, Écriture et littérature (101) est un cours de première session qui est offert à l'automne. Il est centré sur l'analyse littéraire et doit mettre en place des attitudes analytiques et des habitudes de travail qui seront utiles dans les cours ultérieurs : Littérature et imaginaire (102) et Littérature québécoise (103). Ce cours de premier trimestre est costaud et considéré comme un cours défi1.
Au trimestre d'hiver 2024, non seulement mes élèves étaient généralement en situation de vulnérabilité dans leur parcours, mais un nombre important d'entre eux et elles présentaient aussi des défis particuliers : difficultés d'apprentissage, troubles d'attention ou d'anxiété et bien d'autres encore figuraient dans le portrait. Autant d'éléments qui venaient fragiliser les acquis en littératie, mais qui affectaient aussi leur sentiment d'efficacité personnelle, leur motivation intrinsèque et leur engagement potentiel dans le cours. Face à cette réalité, je voyais bien que je ne pouvais pas enseigner l'analyse comme je l'avais fait dix ans plus tôt.
J'avais également des doutes. Avec un devis ministériel qui date de 1994 (Google a été fondé en 1998, c'est tout dire), comment justifier un cours axé sur la rédaction d'une analyse littéraire, alors que des machines peuvent aujourd'hui générer des textes potentiellement meilleurs que ceux de mes élèves ? De plus, je vais être franc, je ne crois pas qu'il soit vraiment important dans la vie de maitriser l'art de l'analyse littéraire. Par contre, je souhaite que les élèves maitrisent un certain niveau de littératie, c'est-à-dire qu'ils et elles aient certaines habiletés en lecture et en écriture qui font d'eux et elles des citoyen·ne·s bien équipé·e·s pour naviguer dans notre société moderne.
Enfin, j'avais moi aussi changé pendant cette période. J'avais notamment fait le tour de la séquence en littérature et expérimenté différentes approches pédagogiques, dont l'enseignement explicite qui avait constitué un tournant important dans ma pratique. J’étais retourné à l’université, le temps d’un programme court en efficacité de l’enseignement et des écoles (TÉLUQ). J'étais également prêt à expérimenter une nouvelle façon d’enseigner la lecture littéraire au collégial (ELLAC) issue de la recherche récente en pédagogie.
Face aux difficultés de mes élèves, je trouvais que le modèle de la Réponse à l'intervention (RàI) offrait une piste intéressante. Traditionnellement utilisé au primaire et secondaire avec trois niveaux d'intervention, ce modèle méritait d'être expérimenté dans la réalité collégiale. Mon principal objectif, avec ce qui allait devenir mon « projet pilote », était de favoriser au maximum l’engagement des élèves.
Comment aider ces nouveaux et nouvelles cégépien·ne·s à développer leurs compétences en littératie, tout en les préparant à être résilients face aux enjeux du 21e siècle ?
Le monitorage en action
Toujours inspiré par le modèle de la Réponse à l’intervention, je voulais dépister rapidement les élèves en difficulté ou à risque d'échec afin de les accompagner très tôt dans le processus d'apprentissage. Mon intuition reposait sur l'idée que la performance académique seule est insuffisante pour orienter le suivi et l'accompagnement des élèves. Comme la notation est tardive, ce supposé « diagnostic » arrive bien tard dans le trimestre et il n'a rien de préventif.
Le feedback formatif est l'examen annuel chez le médecin. Le feedback sommatif est l'autopsie. Le premier donne une rétroaction qui peut être utilisée pour améliorer le bien-être du patient ou le progrès de l'apprenant vers l'atteinte des objectifs du cours. Le dernier ne fait pas grand-chose pour la personne évaluée.2
— Bernard Bull
Pour avoir un véritable impact sur l'apprentissage et pour que celui-ci soit durable, les interventions auprès de l'élève doivent se faire en amont des évaluations sommatives. Or, certains comportements de l'élève peuvent nous guider dans notre travail. En effet, on peut observer la mobilisation de l'élève, c'est-à-dire sa présence au cours et la complétion de ses travaux, et on peut évidemment évaluer sa maîtrise progressive des compétences enseignées et pratiquées. Or, le risque d'échec n'est-il pas plus grand si l'assiduité, la complétion des travaux et les performances mesurées ne sont pas au rendez-vous ?
Hum… J'ai ouvert mon tableur.
Ce système est certes artisanal et ne s'appuie pas vraiment sur des justifications théoriques, mais il repose sur trois indices clés qui sont plutôt objectifs et mesurés directement en classe :
1. Assiduité (A) : La présence en classe est considérée comme un indice de l'engagement physique et mental de l'élève. Les élèves assidu·e·s sont plus exposé·e·s au contenu, aux explications, aux discussions, aux pratiques guidées, ce qui favorise une meilleure compréhension et rétention des informations. Je note donc dans un tableur la présence en classe de chaque élève en indiquant le nombre d'heures de cours auxquelles il ou elle assiste. Plus l'assiduité est élevée, plus l'apprentissage est favorisé.

2. Complétion des travaux (C) : Cet indice reflète la constance et la persévérance de l'élève dans ses efforts. Il donne une idée de la régularité avec laquelle l'élève complète ses travaux, sa volonté de les reprendre pour s'améliorer ainsi que son respect des délais. Plus la complétion des travaux est élevée, plus l'apprentissage est favorisé encore une fois.

3. Performance littéracique (P) : Les résultats obtenus aux évaluations formatives donnent une indication de la maîtrise des compétences. L'atteinte des objectifs est évaluée en fonction de critères observables (structure, rigueur, plausibilité, nuance et qualité de la langue) qui tiennent compte de la structure observée des résultats d'apprentissage. L’élève ne reçoit pas de note chiffrée globale, mais une note par critère : I, D, M ou E (insuffisant, en développement, maitrisé et étendu). Plus la performance (en conjonction des critères) est élevée, plus la maitrise de la compétence est atteinte.

À partir de ces trois indices directs, compilés pour chacun des élèves dans un tableur , je suis en mesure de calculer des indices composites qui offrent d’autres informations :
Mobilisation (M) : Moyenne de l'assiduité et de la complétion des travaux.
Rendement (R) : Produit de la performance et de la complétion des travaux.
Engagement (E) : Produit pondéré de l'assiduité, de la complétion des travaux et de la performance.
Risque d'échec : Inverse de l’engagement.

Ces indices, bien qu'utiles, ont aussi leurs limites, car les corrélations n'impliquent pas nécessairement une causalité. De plus, des facteurs externes (problèmes personnels, santé, etc.) peuvent influencer ces indices sans refléter nécessairement l'engagement réel ou la compréhension réelle de l'élève. Cependant, ils permettent un éclairage nouveau sur sa situation.
J’insiste : ce système de monitorage n'a pas du tout la prétention d'atteindre une exactitude scientifique. Il est simplement utilisé comme un outil personnel pour guider des interventions pédagogiques. Les élèves ne sont pas informé·e·s de ce suivi détaillé. Les données sont traitées de manière confidentielle et utilisées uniquement dans le but d'améliorer l’enseignement et le soutien aux élèves.
Un outil pour visualiser le parcours
Ce monitorage dans un tableur est une pratique assez simple à maîtriser et ses résultats tangibles en font un outil intéressant pour le dépistage et l'intervention auprès d'élèves en difficulté. Les données quantitatives étant traduites dans des échelles de description qualitatives, elles précisent le « diagnostic » et surtout orientent l’accompagnement. Le tableur permet surtout de visualiser des informations qui ne sont pas toujours très apparentes dans une classe.

L'accompagnement va du suivi minimal à l'intervention urgente, en passant par le suivi ponctuel et le suivi constant. Ainsi, les interventions varient entre le rappel («T'es-tu inscrit·e au CAF?») à la reprise de l'enseignement dans les périodes de disponibilité («Viens me voir jeudi pour reprendre la matière»). Entre les deux, parfois, on peut faire une intervention pour un petit groupe d'élèves à la fin d'un cours, comme nous y prescrit le modèle de la Réponse à l’intervention.
Ce système de monitorage, bien qu'artisanal, s'est révélé être un outil précieux pour guider mes interventions pédagogiques. Il me permet d'observer systématiquement les progrès, les difficultés et les besoins spécifiques de chaque élève. Plus important encore, il m'aide à maintenir une présence attentive et un accompagnement différencié, tout en tirant parti des possibilités offertes par les outils numériques.
Dans la prochaine chronique, nous verrons comment cette approche du monitorage ouvre la voie à une rétroaction différenciée qui peut avoir un impact significatif sur l'apprentissage.
[Publié le 1er octobre 2024 | révisé le 14 décembre 2024]
Pour la distinction entre le formatif et le sommatif, je suis tombé sur cette formulation : « Quand le chef goute la soupe, c'est formatif; quand le client goute la soupe, c'est sommatif. » (Bob Stake cité dans Hattie 2012, Visible Learning for Teachers p. 144, traduction libre). Ça met en évidence que l'évaluation formative est avant tout un outil pour le prof qui lui sert à ajuster son propre enseignement.
Tout ce que tu fais s'inscris bien dans ce que Hattie propose. C'est vraiment fascinant!